Vues d'Afrique, une fenêtre outre-atlantique
Depuis 1984, les cinémas africains et créoles ont leur visa au Québec, Canada.
Au Québec, l'expression « aller aux vues » signifie aller au cinéma. Grâce au cinéaste Gérard Le Chêne, au journaliste sénégalais Ousseynou Diop et à d'autres amis des métiers de l'image ou de l'Afrique, naissaient à Montréal (Canada) en 1984 les Journées du cinéma africain et créole, aujourd'hui baptisées Vues d'Afrique.
L'Afrique au Québec
« Nous sommes d'abord de Montréal, ensuite du Québec, enfin du Canada » nous précise Nicolas, bénévole du festival. Et pour cause, si le Québec est la seule province francophone de tout le Canada et des Amériques (à l'exception des DOM français et d'Haïti), sa situation face à la domination anglophone est plus que marginale : elle est résistante.
Parler du succès des vingt-huit années de Vues d'Afrique, c'est aussi revenir sur la présence noire au Québec. La première vague de migrants, les Black Loyalists, date de la guerre d'indépendance américaine. La seconde, de la guerre de sécession, où les esclaves noirs fuyaient les Etats-Unis. L'esclavage (noir, mais aussi amérindien) existait au Québec et fut aboli le 1er août 1834 comme dans tout l'Empire Britannique.
Comme nous l'explique le directeur du Centre international de documentation et d'information haïtienne caribéenne et afro-canadienne (CIDIHCA), Frantz Voltaire : « Les lois de migration ne favorisaient pas les migrations de non-européens car le type Canada White (Canada Blanc) était prôné ». Après une vague de migration domestique à la fin des années 1960, démarra une migration massive de professionnels haïtiens fuyant la dictature de Duvalier, puis celle d'étudiants et de professionnels africains intensifiée dans les années 1990. Aujourd'hui, l'Afrique est le continent de naissance de 32,7% de migrants arrivés au Québec au cours des cinq dernières années, l'Algérie (8,9%) et le Maroc (8,7%) demeurant les deux pays en tête.
« Le Canada n'a pas de frontières avec des pays dits du « tiers-monde » donc peu de gens viennent massivement », observe encore Frantz Voltaire. Malgré tout, cette année, le gouvernement canadien a refusé plusieurs visas aux cinéastes d'Afrique de l'Ouest invités par le festival.
40 invités, 84 films, 4 lieux de projections
Créé par manque d'information culturelle sur l'Afrique et parce que les programmateurs de grands festivals considéraient que les cinémas africains n'existaient pas, Vues d'Afrique a présenté, du 27 avril au 6 mai 2012, non moins de 84 films courts et longs-métrages internationaux.
Quarante invités se sont relayés pour présenter leurs films et animer des débats dans 4 lieux de projection : le cinéma Excentris et l'Université anglophone Concordia de Montréal, le Musée de la civilisation de Québec et la Nouvelle Scène d'Ottawa. Le public, plus nombreux en soirée qu'en journée, le week-end qu'en semaine, mélangeait cinéphiles et curieux de tous âges et de tout horizon. Pour Gérard Le Chêne, président et directeur général international, deux-tiers du public n'est « ni d’origine africaine, ni créole, mais curieux, avec un appétit d’ouverture sur le monde » [note 1].
Si la plupart des films africains sélectionnés étaient déjà présents dans d'autres festivals, on notera la présence de quelques inédits tels que les courts-métrages A ton vieux cul de nègre d'Aurélien Bodinaux (Belgique, 2012, 12') mettant en scène le regretté Dieudonné Kabongo ; Laan (Les copines), premier film de la Djiboutienne Lula Ali Ismaïl (2011, 27') ou encore la série Les concessions du Malien Ladji Diakité (2012, épisodes de 26').
Soutenue par l'Organisation internationale de la francophonie, la section Afrique Connexion présentait cette année le film burkinabè à succès, Faso Furie. Pour son réalisateur congolais Michael Kamuanga, « la caméra numérique a été inventée pour les cinéastes africains. À une époque, nos grands frères travaillaient tous en 35mm mais c'était des budgets énormes, l'équivalent aujourd'hui d'1 à 3 millions d'euros. Cette époque est terminée, les robinets sont fermés, il n'y a plus grand chose pour faire des films. Aujourd'hui, les caméras de très bonne qualité permettent à des cinéastes de s'exprimer».
La nouvelle « vaguelette » africaine
Autre spécificité du festival : les ciné-apéritifs. Détrompez-vous sur le terme, ceux-ci n'ont pas lieu le soir et n'incitent pas à consommer de l'alcool. Il s'agit plutôt de conférences menées au sein du Quartier Général du festival tous les matins, du 30 avril au 5 mai 2012, avec les professionnels invités.
Parmi les nombreuses thématiques abordées (femmes, Algérie, documentaire, fiction, financement participatif et Toussaint Louverture), l'une d'entre elles nous a particulièrement interpellée. Il s'agit de « La nouvelle vague africaine ».
Lors de cette conférence, le réalisateur rwandais Kivu Ruhorahoza auteur de Matière grise, premier long-métrage du Rwanda, affirme qu'« il n'y a pas de mouvement clair, pas de vague, mais des efforts. Je parlerais plutôt de « vaguelette » ». Attestant que le Ministère de la Culture et des Sports rwandais soutient davantage le football que la culture, Kivu Ruhorahoza s'interroge sur les films tournés à la hâte grâce au numérique qui laissent parfois émerger des films « tellement mauvais qu'on a parfois honte d'être de cette génération ».
Lucide quant aux difficultés rencontrées par les aînés, Kivu Ruhorahoza travaille pour la télévision. Grâce à une chef opératrice allemande rencontrée lors du Talent Campus 2009 de la Berlinale, il est parvenu à convaincre un producteur australien de coproduire son film après six mois de pourparlers. « On m'avait refusé des subventions suite à la crise de 2008, alors j'ai réuni 4000$ grâce à du cross-funding sur Internet » [note 2], raconte ce passionné de film de genre. Grâce à un ours [bout à bout du film, ndlr] monté à Londres, le festival Tribeca de New York lui a accordé une subvention de 60.000$ « pour terminer mon film en deux semaines ».
Plein d'espoir quant à cette génération de cinéastes nourrie de films du monde entier, cet aspirant écrivain autodidacte attiré par la sophistication de la poésie, de l'écriture et de la musique africaine s'interroge : « Pourquoi pas le cinéma ? »
Au-delà des frontières
Ce cinéma défendu par Vues d'Afrique a bénéficié pendant plusieurs années d'une fenêtre sur la chaîne de télévision Radio-Canada, partenaire du festival.
S'il est aujourd'hui difficile de programmer des films africains dans les salles, le succès sans conteste de Toussaint Louverture de Philippe Niang et de L'affaire Chebeya, un crime d'Etat ? de Thierry Michel (refus de spectateurs à l'entrée) prouve que les cinémas d'Afrique au Québec ont encore de beaux jours devant eux.
Pour fédérer son public, Vues d'Afrique organise des ciné-spectacles au clair de lune (en été), des ateliers de sensibilisation interculturelle (toute l'année scolaire), des formations audiovisuelles dans les quartiers, des semaines audiovisuelles Québec/Canada en Afrique et en Haïti tout en demeurant une banque de ressources permanente.
Tourné vers l'avenir, le festival projette de créer un partenariat avec le Festival international du film panafricain de Cannes mais aussi avec le Festival du film de Locarno, le Sénégal, la Côte d'Ivoire. « Nous souhaitons proposer aux réalisateurs une visibilité pour leurs films sur une durée minimale afin de toucher un maximum de public », nous explique Géraldine Le Chêne, directrice générale du festival. De fait, Vues d'Afrique participera au développement d'un festival de la « Franconésie » avec les îles francophones de La Réunion, de Mayotte, des Comores, de Madagascar et des Seychelles.
Claire Diao / Clap Noir
Mai 2012
A lire
[Note 1] - Interview de Gérard Le Chêne : www.clapnoir.org/spip.php?article851
[Note 2] - Cross funding : "financements transversaux", en anglais.
Le Palmarès de Vues d’Afrique 2012 : http://www.clapnoir.org/spip.php?article849