Rencontre avec Meryem Benm'Barek pour la sortie française de Sofia.
Le premier long-métrage de la cinéaste marocaine arrive dans les salles de France, le 5 septembre, après avoir touché le public des festivals. Une révélation basée sur l'observation des clivages de la société marocaine.
Meryem Benm'Barek s'impose dans le paysage déjà fourni du cinéma marocain, avec Sofia.
Lancé au Festival de Cannes 2018, dans la section Un Certain regard, le film a décroché le Prix du scénario, avant d'intéresser le 1er Festival des cinémas arabes à Paris (*) et d'autres manifestations [le Festival du Film francophone d'Angoulême - FFA 2018, où cette fiction a eu le Valois du Scénario]. Sa distribution en France s'effectue dans la logique du montage financier qui l'a vu naître.
Sofia est une production française modeste, qui a l'ambition de traiter de la condition des femmes marocaines, en regard de leur situation sociale. En mettant en scène une jeune fille de classe moyenne, Meryem Benm'Barek souligne comment la détermination et le calcul peuvent faire d'une victime, une femme intégrée et respectée par l'institution du mariage.
La réalisatrice née à Rabat, explore pour la première fois, les réalités de son pays, en filtrant les images de Casablanca. Après s'être formée au cinéma à l'INSAS de Bruxelles, elle a su attirer l'attention avec Jennah, une histoire impulsive sur une adolescente qui se cherche entre la présence d'une mère, modèle de la féminité, et l'absence d'un père. Un court métrage fiction qui a représenté le Maroc dans la course aux Oscars 2015.
Avec Sofia, Meryem Benm'Barek concentre sa caméra sur un personnage plus réfléchi, inspiré par la maturité accrue de la cinéaste. Elle situe les enjeux de son projet en livrant sa vision sans concession de l'état de la société marocaine d'aujourd'hui. Ses observations inspirent un film linéaire et tendu, centrée sur une jeune Marocaine à définir.
Une héroïne pleine de mystères
Qui est Sofia pour vous ?
C'est une jeune fille de 20 ans qui vit à Casablanca dans une famille de classe moyenne. Tout à coup, elle se rend compte, lors d'un repas de famille, qu'elle a fait un déni de grossesse et qu'elle est sur le point d'accoucher. Suite à ça, sa cousine Lena qui participe au repas et qui vient, elle, d'un milieu beaucoup plus privilégié, va l'accompagner pour essayer de trouver une solution, un hôpital qui puisse la prendre en charge puisque au Maroc les relations sexuelles sont interdites en dehors du mariage. Le premier hôpital la refuse et puis Lena fait marcher ses contacts car elle est étudiante en médecine, et elle arrive à négocier la prise en charge de Sofia. Mais l'hôpital accepte de la prendre en charge à la seule condition qu'elle puisse fournir les papiers d'identité du père sous 24 heures. Alors, directement après l'accouchement, les deux filles partent à la recherche du père
Ça, c'est le pitch du film. Mais Sofia a l'air d'une jeune femme très renfermée qui se protège de quelque chose. Pourquoi montrez-vous une héroïne si fermée au départ ?
Sofia, c'est un personnage qui est plein de mystères, qui a son monde intérieur à elle. Et il est très différent de celui de Lena. Tout le mystère de Sofia réside aussi dans le fait que c'est une jeune fille qui ne sort pas beaucoup, qui n'a pas accès à une vraie vie sociale. C'est vraiment une fille de bonne famille comme le conçoit la société marocaine
Pourquoi souligner autant le milieu auquel elle appartient ?
Elle vient de la classe moyenne. Mais la classe moyenne est presque inexistante au Maroc puisqu'elle s'apparente davantage à la bourgeoisie qu'à la classe populaire. Elle, elle fait partie de cette classe moyenne
Et pourquoi mettre en face d'elle Omar, un jeune garçon qui lui, est d'une classe très défavorisee et qui vit dans un quartier sombre de Casablanca ?
Le cœur de mon film et le sujet de mon film, c'est la fracture sociale. C'est pour ça que je ne voulais pas réduire mon personnage féminin simplement à un personnage en quête d'un père ou d'un mari. Très vite, la question du père est évincée puisque très vite, dans le film, le père présumé est retrouvé. Donc là, on rentre dans une enquête sociologique où j'essaie d'interroger la manière dont fonctionnent les rapports de force et de pouvoir au Maroc. On a la famille de Lena, la cousine, qui est issue de la bourgeoisie, donc des privilégiés au Maroc. On a Sofia et sa famille qui est issue de la classe moyenne, et Omar, le jeune homme, qui est issu de la classe très populaire. D'avoir ces trois categories sociales, me permet d'essayer d'interroger les rapports de force et de pouvoir entre ces différentes classes et de présenter la structure et le fonctionnement de la société marocaine comme un très grand echiquier social. Ce que je montre dans Sofia, c'est comment chaque categorie sociale exerce son pouvoir sur celle qui est en dessous pour se hisser au rang des plus forts et des supérieurs
Pourquoi l'argent qui circule semble-t-il avoir beaucoup d'importance là-dedans ?
C'est vrai, à l'heure du libéralisme à outrance, l'économie joue un rôle dans l'humain, malheureusement. C'est quelque chose qu'on ne peut pas mettre de côté lorsqu'on pense au fonctionnement d'une société, notamment en ce qui concerne la place de la femme. C'est ce que j'essaie un peu de raconter dans Sofia. Réfléchir la condition de la femme notamment dans le monde arabe, seulement à travers le patriarcat et les questions du machisme, c'est pour moi très réducteur puisque la place de l'économie et de l'argent doit être prise en compte. Il y a tout un contexte économique qui détermine la place qu'on a au sein d'une société
Les lois du Maroc vous semblent-elles un frein à cette émancipation ou permettent-elles de négocier des choses, dans les vies au quotidien ?
Je pense justement que tout se négocie au Maroc et c'est ce que je raconte dans le film puisque si cette histoire était arrivée à Lena, je ne pense pas qu'elle se serait retrouvée dans la même situation que sa cousine. Comme dans beaucoup de sociétés, les gens privilégiés ont des passe-droits auxquels les autres n'ont pas accès. Donc la liberté dans certains cas, est un privilège. Dans le cas de Sofia, c'est clairement un privilège. Du coup, le besoin d'y accéder est un privilège, ce dont Lena n'a pas forcément conscience, en tous cas au début de film.
Une héroïne qui s'affirme
Diriez-vous que Sofia évolue beaucoup en cours de film ?
Je ne dirais pas ça. Elle est chargée de mystère et elle a une ligne directive extrêmement claire, qu'on découvre au fur et à mesure du film. En fait elle trace sa route, et le récit trace un peu sa route à l'image de cette héroïne. Je dirais plutot que c'est Lena qui change. Elle perd sa naïveté. On se rend compte au cours du film, sans vouloir le dévoiler, que Sofia a toutes les cartes en main. Elle sait exactement comment jouer avec les règles sociales. Le fait de réaliser ça va questionner Lena et remettre en cause peut-être, certaines choses
En conclusion, il est beaucoup question de la manière dont votre héroïne se conforme à une image et je dirais presque, s'achète une image de respectabilité et de famille. Est-ce représentatif de quelque chose ?
Oui, on voit cela beaucoup à travers le mariage, et ce que le mariage apporte dans nos sociétés. En fait, la vraie réussite sociale pour une femme, encore aujourd'hui au Maroc, peut être dans le mariage. Mais je ne veux pas généraliser parce que ça dépend de chaque classe sociale et de chaque famille. Dans le cas de Sofia et cette frange de la population, le mariage permet d'accéder à la réussite ultime, et donc la reconnaissance sociale ultime.
Avec Sofia, on remarque que c'est la femme qui se met dans une image alors que l'homme, Omar, son partenaire, aurait tendance à la refuser. C'est un renversement de situation que vous proposez ?
Oui, on n'a pas l'habitude dans les films du monde arabe, de voir des personnages masculins tels que Omar. Ce que je raconte, c'est que peu importe qu'on soit un homme ou une femme, dans un cas comme celui-là où il faut prendre en compte le contexte économique, ce qui fait qu'on soit victime ou non d'une société, c'est le fait qu'on soit en bas de l'échelle sociale. Evidemment, on pourrait pousser le débat et se poser la question de l'égalité salariale puisqu'il n'y a pas de réelle liberté, de réelle égalité, de réelle indépendance de la femme s'il n'y a pas déjà une égalité, en terme économique, entre les hommes et les femmes.
Une héroïne filmée de près
Pour raconter ça, pourquoi avez-vous besoin de suivre à ce point vos personnages en faisant beaucoup de plans très rapprochés ?
Le choix des plans rapprochés est important parce qu'on est beaucoup sur Sofia dans le film. Pour être au plus près de ce mystère et pour avoir le plus d'empathie possible pour elle, c'était important pour moi de ne pas être loin. Après, j'ai choisi un format, le Scope, qui me permet de mettre de l'air dans tout ça. Mais le choix des plans serrés était important pour être au plus près du monde intérieur, du mystère de Sofia
Du coup, on ne reconnaît presque pas Casablanca, si on ne connaît pas déjà la ville, puisque vous vous concentrez seulement dans les trois quartiers où se passe l'action…
Oui, je n'avais pas envie de faire une carte postale du Maroc. Ce n'est pas le sujet. Ce n'est pas un film sur le Maroc… Pour moi, le coeur du film comme je le disais, c'est la fracture sociale. C'est une question qui est d'actualité un peu partout dans le monde, encore plus aujourd'hui même en France. Alors je n'ai pas voulu effacer Casablanca puisque il y a les différentes géographies qui permettent de comprendre quelle classe sociale fait partie de quel quartier. J'ai choisi les trois quartiers les plus emblématiques pour caractériser mes personnages et les trois différentes familles. Ce sont des quartiers qui ne sont pas forcément vus, qui sont très peu filmés. Et puis c'est vrai que ça peut être dangereux de filmer le Maroc parce que c'est un pays qui est très beau. Beaucoup de gens y viennent en vacances pour le découvrir, prendre un peu de soleil, manger des sardines les pieds dans l'eau, et c'est très agréable. Mais dans le cinéma, il faut parfois savoir tourner le dos à la beauté pour aller au cœur des choses. Donc l'idée, c'était d'être au plus près de mes personnages, de l'action et surtout du sujet de mon film
Comment avez-vous préparé vos acteurs et actrices (**) à interpréter les rôles principaux de Sofia ?
La préparation a été surtout importante pour le casting. J'ai fait des mois de casting car il fallait que je trouve des personnes qui allaient incarner au mieux mes personnages. Pour Sofia, il me fallait un regard très mystérieux et une beauté très typiquement marocaine. Une fille un peu rondouillette, pas forcement dans les schémas canoniques de la beauté de la femme en Occident. Pour Lena, je cherchais l'antithèse, une beauté plus occidentale, beaucoup de naïveté dans le regard, une jeune fille mince, élancée. Pour Omar, je cherchais surtout un jeune homme avec beaucoup de tristesse dans le regard. On a fait des lectures mais le budget ne permettait pas de faire énormément de répétitions.
Une héroïne résolument marocaine
Est-ce que le film correspond à ce que vous aviez envie d'y mettre quand vous l'avez conçu ?
Oui, plutôt. Après, je vois plein de défauts… Et puis c'est mon premier film donc il y a plein de choses que j'ai appris et que je ferai différemment sur le deuxième. Mais le fond, l'âme du film, ce que j'avais rêvé, y est…
Alors est-ce une production marocaine ou française ?
C'est une production française… Ce n'est pas que le Centre Cinématographique Marocain n'a pas voulu financer le film, c'est simplement que pour des questions de planning, le dépôt du dossier de financement n'a pas pu être posé à temps, et comme je voulais absolument être prête pour Cannes… Vous savez, on a terminé le film juste trois jours avant Cannes, donc c'était vraiment la course. Je ne voulais pas attendre un dépôt pour la commission suivante et rater la possibilité de montrer mon film à Cannes.
Mais n'y a t'il pas quelque chose de marocain, une structure ou une société impliquée dans la fabrication du film ?
Si bien sûr, il y a une production exécutive, Mont Fleuri Production de Saïd Hamich. Il fait beaucoup plus de production et de coproductions que de production exécutive mais il a beaucoup aimé le film et il s'est engagé avec ses équipes qui sont formidables, sur la création de ce projet. (***)
Avez-vous pu mobiliser un budget suffisant au final ?
Pas du tout, c'est un film à tout petit budget. On a eu l'Avance sur recettes en France, la Fondation Gan, Doha Film Institute, Canal Plus … Mais on est parti avec un gros trou dans le financement. Le film a été fait avec la sueur, les tripes, très peu de temps de sommeil, et beaucoup de fatigue. Si on avait eu plus de moyens, on aurait eu plus de temps de tournage, de préparation, de montage. Tout s'est fait sur un laps de temps très court parce qu'on manquait de beaucoup d'argent.
Une héroïne pour questionner les Marocains
Et sur les ventes à l'international, la diffusion de Sofia est-elle conforme à vos attentes ?
C'est en cours et je manque de recul. Mais ce qui est très important pour moi, c'est la sortie au Maroc. Même si l'argent vient de la France, pour moi, c'est un film pour le Maroc. J'ai envie que le film rentre dans les foyers, qu'il soit vu. C'est un film très pudique, pas du tout censurable. D'ailleurs on a eu tout le soutien du CCM pour tourner, on a eu les autorisations de tournage à chaque fois, très rapidement, sans aucun problème. Donc je suis assez confiante sur la sortie au Maroc.
Mais pensez-vous qu'un film comme ça va faire réfléchir sur la condition de la femme, sur le statut de ses lois, sur leur application ?
Je pense que ça peut ouvrir le débat, en terme juridique. Ca peut aussi ouvrir le débat dans les familles. J'espère surtout que ça va ouvrir le débat sur cette fracture sociale, cette blessure qui est béante, dans laquelle toute une frange de la population puise ses revendications et sa colère aussi. Il y a vraiment une très grande partie de la population qui est laissée pour compte au Maroc. Celle qui fait partie de la classe populaire est clairement délaissée. Il y a un manque terrible d'infrastructures, sanitaires, universitaires, un accès à l'éducation qui manque. Il faut juste que les gens qui sont installés dans leurs privilèges aient conscience de ça. Et même que nous, on ait conscience que notre liberté de paroles et d'actions est un vrai privilège.
La société marocaine est-elle assez ouverte à ce que vous avez envie d'exprimer avec Sofia ?
Tout dépend des familles, des régions. Il y a des familles plus traditionnelles et conservatrices, des régions aussi. Je ne peux pas généraliser. Le Maroc est pluriel, hétérogène. Il y a différentes populations, différentes langues, différentes cultures au sein d'un même pays.
Le cinéma marocain est-il lui aussi hétérogène, selon vous ?
Oui, je crois qu'il est assez hétérogène. On a à peu près, 25 films produits par an au Maroc, ce qui est énorme sur le territoire africain. Donc il y a autant de propositions et de sensibilités différentes. C'est un cinéma pluriel, à l'image de sa société.
De quels réalisateurs ou réalisatrices vous sentez-vous le plus proche ?
Mes influences, c'est plutôt le cinéma iranien, puis des réalisateurs comme Nuri Bilge Ceylan, ou même le cinéma de l'Est. Au Maroc, j'aime beaucoup le cinéma de Leïla Kilani et son film Sur la planche m'avait complètement bouleversée à l'époque. Par exemple, le cinéma de Faouzi Bensaïdi me fascine complètement, même s'il est très loin de moi. Il a un sens du cadre extrêmement maîtrisé… Mais il y a beaucoup de choses à découvrir et je crois que sur les deux ou trois prochaines années, je vois qu'il y a des réalisateurs brillants qui arrivent avec des propositions extrêmement fortes. Donc je suis très confiante sur ce que je vais voir ces prochaines années. Il y a une nouvelle génération qui vient avec un nouveau souffle.
Et vous, qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
Je pense qu'on ne peut pas faire ce métier si ce n'est pas une réelle nécessité de vomir et de cracher des choses, en fait. Probablement que dans ma vie personnelle, j'ai été traversée par des choses qui ont créé cette nécessité de crier.
Vous criez avec mesure quand même. Avec Sofia, c'est réfléchi…
De mon point de vue, je ne pense pas que ce soit extrêmement utile d'arriver de manière provocatrice. Je crois qu'on fait beaucoup plus avancer les choses en se posant et en essayant de contextualiser, de réfléchir de manière globale, d'ouvrir les débats. Et c'est là, à mon avis, qu'on est entendu.
par Michel AMARGER
(Africiné Magazine / Paris)
pour Images Francophones
Image : La réalisatrice et scénariste Meryem BENM'BAREK (DR)
(*) Le Festival des cinémas arabes s'est tenu à l'Institut du Monde Arabe, à Paris, du 28 juin au 8 juillet 2018. Il succède à la Biennale des cinémas arabes, établie au même endroit entre 1992 et 2006. Cette première édition proposait plus de 80 films, fictions et documentaires, courts et longs-métrages, tous produits ces deux dernières années. Sofia était présenté en Sélection officielle hors competition.
(**) Sofia réunit dans les rôles principaux : Maha Alemi, Sarah Perles, Hamza Khafif, Lubna Azabal, Faouzi Bensaïdi, Nadia Niazi, Raouia.
(***) Sofia est une production française de Curiosa Films, en association avec Cinémage 12, et la participation de Canal Plus, Ciné Plus, le Centre National du Cinéma et de l'image animée, avec le soutien de la Fondation GAN pour le cinéma, Doha Film Institute (DFI), Inver Tax Shelter et Tax Shelter du Gouvernement Fédéral Belge. Les producteurs exécutifs sont Christine de Jekel et Saïd Hamich. Les ventes internationales sont assurées par Be For Films (Bruxelles), la distribution en France par Memento Films Distribution.