La Côte d'Ivoire à Cannes
Pour la première fois de son histoire, la Côte d'Ivoire fera son entrée dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes avec Run, premier long-métrage du Franco-Ivoirien Philippe Lacôte, interprété par Abdoul Karim Konaté et Isaach de Bankolé. Retour sur un processus de création.
Genèse de Run
J'ai toujours essayé d'aller vers des choses à explorer. Donc je n'ai pas fait un ou deux courts-métrages qui seraient les pilotes du long. Chroniques de guerre en Côte d'Ivoire (2007) est un documentaire un peu autobiographique sur la Côte d'Ivoire. Run est une fiction qui répond à Chroniques, c'est sûr, tout comme on retrouve un peu de Le passeur (2004) qui était de la pure fiction en N&B. Les correspondances ne sont pas directes mais j'ai l'impression qu'elles sont là.
Un sujet, trois vies
Mon point de départ, c'est toujours la personne. En filmant Chroniques, j'avais rencontré beaucoup de jeunes patriotes. Car en Côte d'Ivoire 75% de la population a moins de 30 ans, donc les vieux politiciens envoient les jeunes dans la rue.
J'avais envie de raconter la trajectoire d'un jeune homme dans cette Côte d'Ivoire d'aujourd'hui, une trajectoire emblématique qui en même temps traverse l'Histoire du pays. Ma question principale était de réfléchir sur la violence. Comment sommes-nous arrivé là ? J'avais envie de raconter la trajectoire d'un jeune homme dans la Côte d'Ivoire d'aujourd'hui à travers une trajectoire emblématique qui traverse en même temps l'Histoire du pays. C'est comme ça que je suis arrivé à ce personnage de Run qui finit jeune patriote, après avoir été assistant d'un faiseur de pluie et d'une femme qui fait des concours de nourriture. Run est un film en trois parties car Run a trois vies.
L'écriture du scénario
En 2003, j'habitais à Berlin. C'est là que m'est venue la première partie de cette histoire. Je l'ai écrite huit ans plus tard car pour moi l'écriture est un long processus d'accumulation, de sédimentation des choses. Et à un moment, je passe à l'acte : ça m'a pris un an.
En 2012, j'ai participé au Jerusalem Film Lab avec Gino Ventriglia. C'est quelqu'un de très narratif qui a travaillé avec les frères Taviani, Lars von Trier et m'a aidé à sortir le scénario qui pourrait être présenté en commission. C'est une chose d'avoir des bonnes idées, d'avoir un scénario qui promet, mais c'est autre chose d'avoir un scénario qui ne trahit pas le réalisateur et peut permettre de lever des fonds.
Ma sélection à la Cinéfondation du Festival de Cannes 2012 a d'ailleurs apporté beaucoup de choses : quinze rendez-vous par jour avec des télévisions, des producteurs, des distributeurs. C'est un vrai tremplin qui a beaucoup servi le projet.
Le financement du film
Le film a été financé par la Côte d'Ivoire, le Jerusalem Film Lab, ARTE, l'Avance sur recettes et l'Aide aux nouvelles technologies du Centre national de la cinématographie et du film animé français l'Organisation internationale de la Francophonie, ACP Cultures Plus, Canal Afrique, le Festival du Film d'Amiens.
Produire entre deux pays
En Côte d'Ivoire, le producteur Ernest Kouamé, un ami d'enfance, gère la structure Wassakara Productions. En France, Claire Gadéa, qui a accompagné tous mes courts-métrages, est la productrice de Banshee Films.
Quand j'ai commencé à faire des films, j'étais obligé de les défendre moi-même : monter des dossiers, chercher des budgets... Je suis un réalisateur qui pense qu'il est bien d'être impliqué dans la production mais que la production doit être au service de l'artistique. Si mon artistique est clair et costaud, les gens auront envie de produire le projet. L'artistique et la production ne doivent pas être en opposition mais complémentaires.
En parallèle, je produis épisodiquement d'autres films, comme Boul Fallé de Rama Thiaw (Sénégal), Le djassa a pris feu de Lonesome Solo (Côte d'Ivoire), Le carton d'Adama Sallé (Burkina Faso) et bientôt le premier film d'Isaach de Bankolé, One Way Ticket.
Aujourd'hui, je me concentre davantage sur la structure ivoirienne car c'est une jeune structure même si nous l'avons créée il y a dix ans, en plein milieu de la guerre. Nous étions dans un bar le jour où la rébellion a éclatée et nous nous étions dit : " Que peut-on faire ? " : " Il faut créer une structure de production " (sourires). Il y a des choses à créer en Côte d'Ivoire, des choses à mettre en place. Nous venons de lancer à Abidjan un atelier de scénarios de courts-métrages avec une dizaine de jeunes réalisateurs et allons produire certains de ces projets avec le Goethe Institute.
Un casting international
Je suis mon propre directeur de casting, je travaille par rencontre, par intuition. Le projet a été vraiment écrit en pensant à Abdoul Karim Konaté, premier rôle dansLe djassa a pris feu que j'avais produit. Je trouve que c'est un très bon acteur et qu'il a quelque chose d'emblématique de la jeunesse ivoirienne. Il est le premier à avoir reçu le scénario, en 2010, en plein milieu de la guerre.
Par la suite, j'ai eu envie de travailler avec Isaach de Bankolé car je trouvais qu'il y avait un rôle dans lequel il pouvait être très beau. C'était le personnage d'Assa, une figure politique un peu désabusée, qui a beaucoup cru aux Indépendances et s'est fait laminer par le système. Cela faisait dix-sept ans qu'Isaach n'était pas venu en Côte d'Ivoire. Il n'avait jamais tourné avec un réalisateur ivoirien. Pour moi, il était important qu'il soit là.
Il y a aussi des acteurs burkinabè : Rasmané Ouédraogo, Reine Sali Coulibaly et de jeunes patriotes venant d'Abidjan. Le casting est très divers et c'est ce qui m'intéresse aussi. En Afrique, la frontière entre acteurs professionnels et non-professionnels est moins rigide qu'en Europe et j'aime bien ça. Ça amène du réel.
Gabourey Sidibe, actrice américaine de Precious (de Lee Daniels, USA, 2009, NDLR) devait jouer un rôle. Elle était d'accord mais les calendriers ne correspondaient pas. Nous avons mené un atelier au Goethe Institute d'Abidjan avec le soutien d'ACP Cultures pour souder tout ça : des gens qui viennent de la télévision, du théâtre, de la rue... Il fallait trouver une unité à tous ces jeux-là.
Tournage entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire
Le tournage a duré huit semaines. Nous avons tourné dans le sud du Burkina Faso, à Sindou, car j'ai vraiment flashé sur ce site. Je cherchais un lieu harmonieux qui pouvait être le Nord de la Côte d'Ivoire ou le Sud du Burkina. Nous avons travaillé avec Diam Production, la société burkinabè de Michel K. Zongo qui coproduit le film. L'équipe était ivoirienne et burkinabè : Thierry Kafando, chef machiniste sur des films d'Abderrahmane Sissako et Mahamat-Saleh Haroun et d'autres techniciens burkinabè très compétents sont venus épauler l'équipe.
Puis nous avons tourné à Abidjan, à Yopougon, à Bassam. Le tournage n'était pas facile : nous avons débloqué les financements à 2/3 semaines du tournage. Donc la préparation a été très courte. Mais le budget correspondait, nous travaillions dans de bonnes conditions, il y avait une bonne ambiance et j'arrivais à faire ce que je voulais. D'autres diront que c'était un tournage très dur, car je suis assez difficile sur un plateau, mais c'est le cinéma qui est difficile. Il y a treize séquences que nous n'avons pas montées, mais ce sont des séquences qui n'étaient pas totalement maîtrisées.
Méthodes de tournage
Je travaille d'une manière très imprégnée. Je passe beaucoup de temps en repérage, je vais sur les lieux, je me promène, je traîne la nuit pour chercher des décors très habités ou des lieux où je vais, assez vivants. J'arrive en général le premier sur le plateau, 20 à 30 minutes avant les autres, tout seul, pour essayer de trouver ce que ce lieu a à me dire, comment il devrait être filmé. Pour que la manière de filmer soit dictée par l'atmosphère, l'espace, la lumière du lieu.
Quand le chef opérateur arrive - Daniel Miller, jeune chef opérateur israélien - je lui explique ce que nous allons faire. Je ne fige ni n'annonce jamais les plans à l'avance. C'est toujours sur place que l'écriture se décide. Je fais entre quatre et quinze prises par plan.
Facilités d'accueil et polémiques
Au Burkina Faso, le cinéma est organisé donc nous sommes passés par la Direction de la cinématographie nationale (DCN), il n'y a pas eu de problème. À Sindou, il a fallu négocier avec les vieux du village car c'est un lieu sacré. Mais Adama Traoré, l'un de nos régisseurs, était originaire de ce village. Ils étaient même contents que nous venions dans ce village-là et que nous utilisions ce processus pour les aborder, un an en avance.
À Abidjan, nous étions soutenus par la Côte d'Ivoire. Le seul problème, c'est que j'ai tourné dans un siège de la Fédération du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, et que cela a déclenché une polémique. Nous avons été accusés de fabriquer de fausses preuves contre Gbagbo qui était jugé à La Haye, cela a été un peu difficile. Ma photo a été mise en Une du journal, j'ai pris ça comme un appel au lynchage. Les militants venaient nous voir. J'ai publié un droit de réponse, puis nous avons fait des réunions, les avons invités sur le tournage.
Je revendique que les réalisateurs puissent s'intéresser à la politique ; mais mon film n'est pas celui d'un camp. C'est un film pour se questionner sur l'Histoire de la Côte d'Ivoire et j'espère qu'il sera vu comme tel par tout le monde.
Six mois de montage
J'ai enchaîné tournage et montage. Le montage m'a pris six mois. Ce fut une étape très intéressante bien que difficile. J'ai travaillé avec une première monteuse puis j'ai continué avec une autre, Barbara Bossuet, dont c'était le premier long. Le scénario était assez solide et nous permettait d'inventer.
Run est un film assez complexe au niveau narratif avec beaucoup de flash-backs, des voix-off, des voix-in... Il a donc fallu chercher la structure de tout ça. Nous avons travaillé en concertation avec la productrice, la directrice artistique, ARTE, qui venaient ponctuellement voir des choses précises, discuter. Puis nous retravaillions. Certaines séquences ont été montées une vingtaine de fois mais l'apport était très intéressant. Il y a des choses que j'ai changées volontairement, il n'y a pas eu de contrainte. Je peux être complètement jugé sur ce résultat.
Méthodes de montage
Je travaille sans story-board. Je fais un découpage rapide, sur le plateau, pour qu'il soit intuitif. Mais quand j'arrive au montage, je connais les rushs par cœur. J'ai mon propre disque dur et je regarde les rushs tous les soirs, pour savoir au jour le jour comment le tournage évolue.
Durant les grosses scènes avec des militaires, des figurants, je regarde pendant la pause déjeuner les rushs du matin. Disons que j'ai un travail en salle de montage et un autre chez moi, le soir, pour savoir comment ça fonctionne, je m'imprègne complètement des images jusqu'à vivre avec. Parfois je regarde une séquence muette et une musique que j'écoute par ailleurs tombe bien, alors je vais chercher les droits.
Au montage, c'est plus un travail de construction. Je travaille de façon immergée mais je m'entoure de gens qui ont du recul. Comme je suis très influençable donc je regarde peu de films. Par contre je lis des choses théoriques, des expériences de réalisateurs sur le montage : des textes de Pasolini, Tarkovski, de la poésie. Au lieu d'aller chercher le savoir, je vais essayer d'ouvrir mon esprit à une certaine sensibilité pour défricher différemment un certain matériau.
Effets spéciaux
Il y a des effets spéciaux parce que je voulais transcrire l'imaginaire ivoirien dans ce film. En Côte d'Ivoire, il y a une frontière entre le mystique et le réel, le visible et l'invisible. Quand tu vas dans un tribunal à Abidjan, tu vois des procès où un gars raconte qu'il a tiré sur une biche mais que quand elle est morte, c'était son cousin. Le juge prend le Code Napoléonien mais ne trouve pas ça dedans (rires). J'ai essayé de transcrire des visions un peu mystiques comme celle-là. Mais je fais en sorte que les effets spéciaux entre dans la narration : un ciel d'étoiles qui se vide, un champ envahi de criquets... Des choses comme ça.
La sélection cannoise
Ça fait longtemps que j'essaye de m'exprimer par le cinéma. Aucun cinéaste ne va refuser d'être à Cannes. C'est une belle tribune pour dire ce que l'on a à dire. Pour proposer une écriture de cinéma. J'ai l'impression d'avoir trouvé mon style. Cela ne veut pas dire qu'il n'évoluera pas. Mais de tous les courts-métrages que j'ai fait, ce parcours très " cinéma d'auteur ", noir et blanc, numérique... J'ai l'impression qu'en me plaçant sur le territoire ivoirien, je donne plus de force à mes histoires, que la forme est entrée dans un propos fort. C'est important pour la Côte d'Ivoire de revenir sur la scène internationale. Cela nous aidera à être plus crédibles avec les projets que nous menons là-bas.
Propos recueillis par
Claire Diao
Depuis le Sud / Africiné, Mai 2014
pour Images Francophones
avec le soutien de l'Organisation internationale de la Francophonie
Sur la photo : Le réalisateur Philippe Lacôte, sur le plateau, encadré de ses deux acteurs principaux, Isaach de Bankolé, Abdoul Karim Konaté (à gauche et à droite) et Daniel Miller, chef opérateur du film (en tee-shirt noir).
Crédit : Francois-Regairaz / Banshee Films
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