FIFDH à Genève : Raoul Peck et le Black Power
Droits Humains et cinéma, du 10 au 19 mars 2017.
Le Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (10 - 19 mars 2017) multiplie les grands débats à Genève. Le nouveau documentaire de Raoul Peck, Je ne suis pas votre Nègre (I Am Not Your Negro), est au centre d'une rencontre brûlante questionnant l'émergence d'un Black Power mondial. Une occasion d'évaluer un film ambitieux qui éclaire la condition des Noirs à l'heure où les Etats-Unis changent de président.
Les droits en question à Genève
La 15ème édition du FIFDH s'attache à défendre et promouvoir les droits humains a partir d'une sélection de fictions, de documentaires denses et de grands débats, en présence de responsables d'institutions, de journalistes et de cinéastes impliqués. Au cœur d'un monde agité et tendu, le festival se veut " un horizon d'action, d'engagement, d'idées et de transformation ", selon sa directrice, Isabelle Gattiker.
Un partenariat avec 126 organismes parmi lesquels figurent Reporters sans Frontières, l'Université de Genève, l'Académie de Droit international Humanitaire et de droits humains à Genève, l'Organisation Internationale de la Francophonie, l'Union Européenne, le Haut Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés, Amnesty International, Médecins Sans Frontières, et des médias comme la RTS [Radio Télévision Suisse] ou le Huffington Post, permet d'organiser des projections et discussions dans 45 lieux du Grand Genève, Orbe, Lausanne, Bienne et la Vallée de Joux. 300 invités, issus de 62 pays, participent à 134 événements sur des thèmes en prise avec l'actualité. Des cinéastes majeurs participent comme le Cambodgien Rithy Panh, en résidence pour créer une œuvre plastique à partir d'images locales, ou l'Israélien Amos Gitaï, venu dialoguer avec la cantatrice Barbara Hendricks sur la place des artistes.
Cette année, on relève des thèmes de discussions sur l'abus du pouvoir notamment en Turquie, Syrie, Malaisie, Philippines, à partir de films adéquats. La défense des droits est abordée lors des séances sur le Brésil et l'Inde, Israël et la Palestine, le Yémen. Les questions sur l'économie sont posées en examinant la situation de la Grèce, de travailleurs chinois… La pression politique et les évolutions économiques poussent aussi à interroger les migrations, défendant l'idée d'une résistance civique pour les droits. Mais l'identité est aussi en question au FIFDH qui soulève les problèmes de genres avec la mobilisation des féministes dans le monde et les droits des transgenres.
Grand débat sur le Black Power
Dans le foisonnement des séances du FIFDH, on relève celle intitulée " Afro-descendance " : un Black Power universel ? ", présentée par l'UNIGE, la Maison de l'histoire de l'Université de Genève, l'OIF, l'Organisation Internationale de la Francophonie, et le DFAE, le Département Fédéral des Affaires Etrangères. On s'interroge sur les tensions raciales qui perdurent aux Etats-Unis pendant l'ère Obama avec le mouvement Black Lives Matter, tout en redoutant le mode de pouvoir induit par l'arrivée de Donald Trump. Si en 2015, l'ONU a déclaré une " Décennie consacrée aux personnes d'ascendance africaines " dont les droits doivent être privilégiés, les nouvelles orientations mondiales inquiètent les participants au débat de Genève : Pap Ndiaye, professeur d'histoire nord-américaine, Rokhaya Diallo, auteure franco sénégalaise antiraciste, et la modératrice Ngaire Blankenberg, journaliste, ex productrice à la South African Broadcasting Corporation.
La discussion est lancée avec le nouveau film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, 2016. Ce long-métrage, déjà primé dans les festivals de Toronto, Berlin, Philadelphie, Chicago, s'est vu nominé aux Oscars dans la catégorie " documentaire ". Sa sortie aux Etats-Unis, le 3 février 2017, est un succès, vécu comme un événement par les communautés noires et les progressistes blancs. Raoul Peck, inspiré par les écrits de James Baldwin, explore la conscience et la place des Noirs aux Etats-Unis mais il donne à son propos une vision plus universelle en proposant une large diffusion sur les territoires anglophones et francophones. Le film coproduit par des fonds américains et européens, existe en deux versions, anglais et français, pour une meilleure circulation d'idées sur les continents.
Les combats de James Baldwin
L'oeuvre de James Baldwin, né en 1924, grandi à Harlem, explore l'impact des distinctions raciales, sexuelles et des différences de classes dans l'Amérique du XXème siècle mais aussi dans les sociétés occidentales. A la fois romancier, essayiste, dramaturge, poète, l'écrivain noir commence à publier à partir de 1947, livrant le roman Go Tell It on the Mountain (La Conversion), 1953, et se signale avec Notes of a Native Son (Chronique d'un pays natal), 1955, qui collecte ses essais. Les suivants dont The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu), 1963, No Name in the street (Chassés de la Lumière), 1972, The Devil Finds Wor (Le Diable trouve à faire), 1976, abordent les questions personnelles au milieu des pressions sociales, psychologiques qui compromettent l'intégration des Afro-américains mais aussi des homosexuels comme l'illustre son roman Giovanni's Room (La Chambre de Giovanni), 1956.
La force des préjugés contre les Noirs et les gays dont il fait parti, est telle aux Etats-Unis, que Baldwin quitte son pays en 1948, pour s'établir en France. A 24 ans, il souhaite dépasser le contexte afro-américain, ne voulant pas être " un simple nègre, ni même un écrivain noir ". A Paris, il prend part à la radicalisation culturelle qui agite la Rive Gauche, multipliant les rencontres avec des artistes, des intellectuels, avant de se fixer dans le sud de la France, à Saint-Paul de Vence, en 1970, jusqu'à sa mort en 1987.
Entretemps, il publie intensément en anglais mais pratique un français parfait. Il multiplie les écrits sous toutes formes, les conférences, devenant un des porte-paroles du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, participant à la Marche sur Washington, en 1963, aux côtés de ses amis parmi lesquels le chanteur et acteur Harry Belafonte, les comédiens Sidney Poitier et Marlon Brando. Il rencontre John Kennedy pour défendre ses vues avec ses proches dont Harry Belafonte et la chanteuse Lena Horne. Baldwin défend la quête des droits civils comme une question politique mais aussi comme un principe moral. Son influence sur Miles Davis, Ray Charles et surtout Nina Simone, très engagée, pour qui il écrit des chansons, est notable, toujours dans l'idée de revendiquer les droits des Noirs et de tous les citoyens.
Donner corps aux mots de Balwin
Le film de Raoul Peck prend appui sur un texte de l'écrivain afro-américain, qui devait servir de base à un projet de livre sur les vies et les assassinats de trois de ses amis noirs : Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King. Répondant à la sollicitation d'un agent littéraire, Jay Acton, Baldwin rédige, en 1979, une lettre de 30 pages, intitulée Remember this House, abordant des raisons de ne pouvoir mener le projet à terme. La maison d'édition, McGraw-Hill, tente après la mort de l‘écrivain, de récupérer l'avance de 200 000 dollars qu'elle a versée sans finalité. Le procès est abandonné en 1990. Gloria Baldwin, la sœur cadette de l'écrivain, sa légataire, confie alors le manuscrit inédit, à Raoul Peck pour qu'il le traite alors que celui-ci est déjà engagé dans un projet documentaire.
Le texte de James Baldwin devient la colonne vertébrale de I Am Not Your Negro. " J'ai grandi avec Baldwin ", confie Raoul Peck. " J'ai été marqué par ses textes qui m'ont aidé à construire mon esprit. " Le cinéaste haïtien vise à sceller la mémoire de James Baldwin en plaçant la voix de l'opprimé au cœur de son projet comme il l'a fait pour Lumumba, la mort du prophète, 1991. Les mots de Baldwin évoquent la condition des Afro-américains, de la période de l'esclavage aux manifestations contemporaines, en s'attachant à la figure de leurs défenseurs tués, Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King dont il pointe les divergences concernant le recours à la violence pour se faire entendre, mais aussi les points d'accords progressifs au fil de la répression des Blancs conservateurs. Le commentaire de Baldwin est porté par la voix habitée de Samuel L. Jackson en version anglaise, et par le timbre rauque de Joey Star en français. Quelques musiques additionnelles amplifient leur écho, en véhiculant les émois, les révoltes et les espoirs du monde afro-américain.
Raoul Peck expose la condition des Noirs
En résonance au texte énoncé, Raoul Peck emploie des images d'archives de l'écrivain en conférences dans les années 60, notamment lors d'une tournée dans le sud des Etats-Unis, en 1963, où il explique ses positions aux étudiants et aux Blancs libéraux, entre l'approche musclée de Malcom X et la résistance non-violente prônée par Martin Luther King. On voit aussi Baldwin à la télévision américaine, participant à des débats parfois rudes où son sens de la répartie fait mouche. " Il s'adresse à celui qui regarde l'écran ", relève le cinéaste. Des reportages d'époque éclairent le contexte des révoltes noires comme celle du quartier de Watts à Los Angeles, en 1965, mais aussi celle de Charlotte, une jeune fille noire, bravant la foule pour protester contre la ségrégation en Caroline du Sud, qui a particulièrement ému Baldwin en 1957, lors d'un voyage aux Etats-Unis alors que la loi sur les droits civils est débattue au Congrès. On retrouve en outre, dans le film, des scènes de soulèvements récents, à Ferguson en 2014, ou à Baltimore en 2015, qui attestent de l'actualité du combat incessant de Baldwin par ses revendications et ses écrits. " Quand les mots sont aussi forts, ils sont propices à l'image ", justifie Raoul Peck. Les vues en noir et blanc, les plans en couleurs inscrivent I Am Not Your Negro dans la longue histoire des Noirs américains pour accéder à un statut de citoyen.
Raoul Peck étoffe cette sorte de contre histoire édifiante et salutaire des Etats-Unis avec de nombreux extraits de films connus, où les Noirs sont des stéréotypes qui rentrent ainsi dans les consciences. James Baldwin lui-même, fasciné par les westerns où il s'identifiait d'abord au héros blanc, se retrouve plutôt dans la condition des Indiens réprimés par John Wayne dans les films de John Ford. Le glissement de sens qui en découle est souligné par Baldwin qui dénonce la marginalité éprouvée par ses frères de couleur. Il fustige des représentations caricaturales dans des mélos sociaux célèbres comme Uncle's Tom Cabin (La Case de l'Oncle Tom) de Harry A. Polland, 1927, ou l'apparition de comiques noirs typés, relégués au rang de faire-valoir dépréciés dans les comédies américaines ou même les émissions de variétés télévisées. Et Raoul Peck synchronise ces observations par un florilège choisi d'extraits de films américains qui véhiculent l'idéologie blanche en contribuant à stigmatiser la population afro-américaine.
Faire œuvre de conscience
Ainsi l'auteur de Haitian Corner, 1987, tourné à New York, s'impose comme un réalisateur ancré dans les réalités de l'Amérique mais aussi comme un esprit ouvert. Le cinéaste nomade qui a conçu L'Homme sur les quais, 1993, situé en Haïti, Le profit et rien d'autre, 2001, traitant le pouvoir de l'argent dans la mondialisation, ou Sometimes in April, 2005, filmé au cœur du Rwanda, se pose en messager éclairé de James Baldwin, exposant les humiliations et les violences faites aux Noirs dans l'histoire américaine. Il rappelle aussi que les mouvements revendiquant des droits civiques sont pour Baldwin, une révolution nécessaire non seulement pour la condition des Noirs mais aussi pour celle de tous les citoyens américains. La projection de I Am Not Your Negro au FIFDH, propose ainsi une puissante réflexion sur la condition de la communauté noire américaine à un moment où le pays change de régime et où beaucoup de droits sont remis en question.
Le film est coproduit par la société Velvet Film (Etats-Unis / Haiti / France), Arte France, la RTS et la RTBF avec le concours d'Artémis Productions, Close Up Films, Independent Lens et Shetter Prod. Il est le fruit d'un projet engagé depuis dix ans, ouvrant la voie à une exploration de l'identité et la position des Noirs au sein d'un système qui les réprime en les utilisant. Raoul Peck fait ainsi vivre les idées de James Baldwin et son mythe d'écrivain brillant, d'essayiste perçant, de communicant incisif, de combattant obstiné pour tous les droits. Avec son titre provocateur, I Am Not Your Negro conforte l'engagement de Raoul Peck et le pouvoir mobilisateur des images. La projection au Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains de Genève est totalement en phase avec les objectifs de cette manifestation suisse, axée sur les discussions autour des grands problèmes du monde actuel. L'impact des mots de James Baldwin et des visions orchestrées par Raoul Peck, se conjugue alors fort à propos pour interpeller les spectateurs et faire évoluer les consciences.
par Michel AMARGER
(Africiné / Paris)
pour Images Francophones
en collaboration avec Africultures
Image : Je ne suis pas votre Nègre (I Am Not Your Negro)
Crédit : Velvet Film.
Les droits en question à Genève
La 15ème édition du FIFDH s'attache à défendre et promouvoir les droits humains a partir d'une sélection de fictions, de documentaires denses et de grands débats, en présence de responsables d'institutions, de journalistes et de cinéastes impliqués. Au cœur d'un monde agité et tendu, le festival se veut " un horizon d'action, d'engagement, d'idées et de transformation ", selon sa directrice, Isabelle Gattiker.
Un partenariat avec 126 organismes parmi lesquels figurent Reporters sans Frontières, l'Université de Genève, l'Académie de Droit international Humanitaire et de droits humains à Genève, l'Organisation Internationale de la Francophonie, l'Union Européenne, le Haut Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés, Amnesty International, Médecins Sans Frontières, et des médias comme la RTS [Radio Télévision Suisse] ou le Huffington Post, permet d'organiser des projections et discussions dans 45 lieux du Grand Genève, Orbe, Lausanne, Bienne et la Vallée de Joux. 300 invités, issus de 62 pays, participent à 134 événements sur des thèmes en prise avec l'actualité. Des cinéastes majeurs participent comme le Cambodgien Rithy Panh, en résidence pour créer une œuvre plastique à partir d'images locales, ou l'Israélien Amos Gitaï, venu dialoguer avec la cantatrice Barbara Hendricks sur la place des artistes.
Cette année, on relève des thèmes de discussions sur l'abus du pouvoir notamment en Turquie, Syrie, Malaisie, Philippines, à partir de films adéquats. La défense des droits est abordée lors des séances sur le Brésil et l'Inde, Israël et la Palestine, le Yémen. Les questions sur l'économie sont posées en examinant la situation de la Grèce, de travailleurs chinois… La pression politique et les évolutions économiques poussent aussi à interroger les migrations, défendant l'idée d'une résistance civique pour les droits. Mais l'identité est aussi en question au FIFDH qui soulève les problèmes de genres avec la mobilisation des féministes dans le monde et les droits des transgenres.
Grand débat sur le Black Power
Dans le foisonnement des séances du FIFDH, on relève celle intitulée " Afro-descendance " : un Black Power universel ? ", présentée par l'UNIGE, la Maison de l'histoire de l'Université de Genève, l'OIF, l'Organisation Internationale de la Francophonie, et le DFAE, le Département Fédéral des Affaires Etrangères. On s'interroge sur les tensions raciales qui perdurent aux Etats-Unis pendant l'ère Obama avec le mouvement Black Lives Matter, tout en redoutant le mode de pouvoir induit par l'arrivée de Donald Trump. Si en 2015, l'ONU a déclaré une " Décennie consacrée aux personnes d'ascendance africaines " dont les droits doivent être privilégiés, les nouvelles orientations mondiales inquiètent les participants au débat de Genève : Pap Ndiaye, professeur d'histoire nord-américaine, Rokhaya Diallo, auteure franco sénégalaise antiraciste, et la modératrice Ngaire Blankenberg, journaliste, ex productrice à la South African Broadcasting Corporation.
La discussion est lancée avec le nouveau film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, 2016. Ce long-métrage, déjà primé dans les festivals de Toronto, Berlin, Philadelphie, Chicago, s'est vu nominé aux Oscars dans la catégorie " documentaire ". Sa sortie aux Etats-Unis, le 3 février 2017, est un succès, vécu comme un événement par les communautés noires et les progressistes blancs. Raoul Peck, inspiré par les écrits de James Baldwin, explore la conscience et la place des Noirs aux Etats-Unis mais il donne à son propos une vision plus universelle en proposant une large diffusion sur les territoires anglophones et francophones. Le film coproduit par des fonds américains et européens, existe en deux versions, anglais et français, pour une meilleure circulation d'idées sur les continents.
Les combats de James Baldwin
L'oeuvre de James Baldwin, né en 1924, grandi à Harlem, explore l'impact des distinctions raciales, sexuelles et des différences de classes dans l'Amérique du XXème siècle mais aussi dans les sociétés occidentales. A la fois romancier, essayiste, dramaturge, poète, l'écrivain noir commence à publier à partir de 1947, livrant le roman Go Tell It on the Mountain (La Conversion), 1953, et se signale avec Notes of a Native Son (Chronique d'un pays natal), 1955, qui collecte ses essais. Les suivants dont The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu), 1963, No Name in the street (Chassés de la Lumière), 1972, The Devil Finds Wor (Le Diable trouve à faire), 1976, abordent les questions personnelles au milieu des pressions sociales, psychologiques qui compromettent l'intégration des Afro-américains mais aussi des homosexuels comme l'illustre son roman Giovanni's Room (La Chambre de Giovanni), 1956.
La force des préjugés contre les Noirs et les gays dont il fait parti, est telle aux Etats-Unis, que Baldwin quitte son pays en 1948, pour s'établir en France. A 24 ans, il souhaite dépasser le contexte afro-américain, ne voulant pas être " un simple nègre, ni même un écrivain noir ". A Paris, il prend part à la radicalisation culturelle qui agite la Rive Gauche, multipliant les rencontres avec des artistes, des intellectuels, avant de se fixer dans le sud de la France, à Saint-Paul de Vence, en 1970, jusqu'à sa mort en 1987.
Entretemps, il publie intensément en anglais mais pratique un français parfait. Il multiplie les écrits sous toutes formes, les conférences, devenant un des porte-paroles du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, participant à la Marche sur Washington, en 1963, aux côtés de ses amis parmi lesquels le chanteur et acteur Harry Belafonte, les comédiens Sidney Poitier et Marlon Brando. Il rencontre John Kennedy pour défendre ses vues avec ses proches dont Harry Belafonte et la chanteuse Lena Horne. Baldwin défend la quête des droits civils comme une question politique mais aussi comme un principe moral. Son influence sur Miles Davis, Ray Charles et surtout Nina Simone, très engagée, pour qui il écrit des chansons, est notable, toujours dans l'idée de revendiquer les droits des Noirs et de tous les citoyens.
Donner corps aux mots de Balwin
Le film de Raoul Peck prend appui sur un texte de l'écrivain afro-américain, qui devait servir de base à un projet de livre sur les vies et les assassinats de trois de ses amis noirs : Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King. Répondant à la sollicitation d'un agent littéraire, Jay Acton, Baldwin rédige, en 1979, une lettre de 30 pages, intitulée Remember this House, abordant des raisons de ne pouvoir mener le projet à terme. La maison d'édition, McGraw-Hill, tente après la mort de l‘écrivain, de récupérer l'avance de 200 000 dollars qu'elle a versée sans finalité. Le procès est abandonné en 1990. Gloria Baldwin, la sœur cadette de l'écrivain, sa légataire, confie alors le manuscrit inédit, à Raoul Peck pour qu'il le traite alors que celui-ci est déjà engagé dans un projet documentaire.
Le texte de James Baldwin devient la colonne vertébrale de I Am Not Your Negro. " J'ai grandi avec Baldwin ", confie Raoul Peck. " J'ai été marqué par ses textes qui m'ont aidé à construire mon esprit. " Le cinéaste haïtien vise à sceller la mémoire de James Baldwin en plaçant la voix de l'opprimé au cœur de son projet comme il l'a fait pour Lumumba, la mort du prophète, 1991. Les mots de Baldwin évoquent la condition des Afro-américains, de la période de l'esclavage aux manifestations contemporaines, en s'attachant à la figure de leurs défenseurs tués, Medgar Evers, Malcom X et Martin Luther King dont il pointe les divergences concernant le recours à la violence pour se faire entendre, mais aussi les points d'accords progressifs au fil de la répression des Blancs conservateurs. Le commentaire de Baldwin est porté par la voix habitée de Samuel L. Jackson en version anglaise, et par le timbre rauque de Joey Star en français. Quelques musiques additionnelles amplifient leur écho, en véhiculant les émois, les révoltes et les espoirs du monde afro-américain.
Raoul Peck expose la condition des Noirs
En résonance au texte énoncé, Raoul Peck emploie des images d'archives de l'écrivain en conférences dans les années 60, notamment lors d'une tournée dans le sud des Etats-Unis, en 1963, où il explique ses positions aux étudiants et aux Blancs libéraux, entre l'approche musclée de Malcom X et la résistance non-violente prônée par Martin Luther King. On voit aussi Baldwin à la télévision américaine, participant à des débats parfois rudes où son sens de la répartie fait mouche. " Il s'adresse à celui qui regarde l'écran ", relève le cinéaste. Des reportages d'époque éclairent le contexte des révoltes noires comme celle du quartier de Watts à Los Angeles, en 1965, mais aussi celle de Charlotte, une jeune fille noire, bravant la foule pour protester contre la ségrégation en Caroline du Sud, qui a particulièrement ému Baldwin en 1957, lors d'un voyage aux Etats-Unis alors que la loi sur les droits civils est débattue au Congrès. On retrouve en outre, dans le film, des scènes de soulèvements récents, à Ferguson en 2014, ou à Baltimore en 2015, qui attestent de l'actualité du combat incessant de Baldwin par ses revendications et ses écrits. " Quand les mots sont aussi forts, ils sont propices à l'image ", justifie Raoul Peck. Les vues en noir et blanc, les plans en couleurs inscrivent I Am Not Your Negro dans la longue histoire des Noirs américains pour accéder à un statut de citoyen.
Raoul Peck étoffe cette sorte de contre histoire édifiante et salutaire des Etats-Unis avec de nombreux extraits de films connus, où les Noirs sont des stéréotypes qui rentrent ainsi dans les consciences. James Baldwin lui-même, fasciné par les westerns où il s'identifiait d'abord au héros blanc, se retrouve plutôt dans la condition des Indiens réprimés par John Wayne dans les films de John Ford. Le glissement de sens qui en découle est souligné par Baldwin qui dénonce la marginalité éprouvée par ses frères de couleur. Il fustige des représentations caricaturales dans des mélos sociaux célèbres comme Uncle's Tom Cabin (La Case de l'Oncle Tom) de Harry A. Polland, 1927, ou l'apparition de comiques noirs typés, relégués au rang de faire-valoir dépréciés dans les comédies américaines ou même les émissions de variétés télévisées. Et Raoul Peck synchronise ces observations par un florilège choisi d'extraits de films américains qui véhiculent l'idéologie blanche en contribuant à stigmatiser la population afro-américaine.
Faire œuvre de conscience
Ainsi l'auteur de Haitian Corner, 1987, tourné à New York, s'impose comme un réalisateur ancré dans les réalités de l'Amérique mais aussi comme un esprit ouvert. Le cinéaste nomade qui a conçu L'Homme sur les quais, 1993, situé en Haïti, Le profit et rien d'autre, 2001, traitant le pouvoir de l'argent dans la mondialisation, ou Sometimes in April, 2005, filmé au cœur du Rwanda, se pose en messager éclairé de James Baldwin, exposant les humiliations et les violences faites aux Noirs dans l'histoire américaine. Il rappelle aussi que les mouvements revendiquant des droits civiques sont pour Baldwin, une révolution nécessaire non seulement pour la condition des Noirs mais aussi pour celle de tous les citoyens américains. La projection de I Am Not Your Negro au FIFDH, propose ainsi une puissante réflexion sur la condition de la communauté noire américaine à un moment où le pays change de régime et où beaucoup de droits sont remis en question.
Le film est coproduit par la société Velvet Film (Etats-Unis / Haiti / France), Arte France, la RTS et la RTBF avec le concours d'Artémis Productions, Close Up Films, Independent Lens et Shetter Prod. Il est le fruit d'un projet engagé depuis dix ans, ouvrant la voie à une exploration de l'identité et la position des Noirs au sein d'un système qui les réprime en les utilisant. Raoul Peck fait ainsi vivre les idées de James Baldwin et son mythe d'écrivain brillant, d'essayiste perçant, de communicant incisif, de combattant obstiné pour tous les droits. Avec son titre provocateur, I Am Not Your Negro conforte l'engagement de Raoul Peck et le pouvoir mobilisateur des images. La projection au Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains de Genève est totalement en phase avec les objectifs de cette manifestation suisse, axée sur les discussions autour des grands problèmes du monde actuel. L'impact des mots de James Baldwin et des visions orchestrées par Raoul Peck, se conjugue alors fort à propos pour interpeller les spectateurs et faire évoluer les consciences.
par Michel AMARGER
(Africiné / Paris)
pour Images Francophones
en collaboration avec Africultures
Image : Je ne suis pas votre Nègre (I Am Not Your Negro)
Crédit : Velvet Film.