Festival Black Movie à Genève, 17-26 janvier 2014
Le Festival Black Movie de Genève (17-26 janvier 2014) épingle les regards transgressifs sur la situation africaine, en les confrontant au cinéma d'auteur international, avide de bousculer les clichés. L'Afrique s'impose au palmarès avec quatre prix.
Black tendance à Genève
Depuis plus de 20 ans, Black Movie réchauffe le terroir suisse d’images venues d’autres latitudes. Originellement dévolu à la diffusion du cinéma noir, Black Movie est devenu le Festival International du Film Indépendant de Genève. En 1999, la direction change, la manifestation élargit ses programmes, investit les autres continents avec un attrait particulier pour l’Asie et l’Amérique Latine. L’édition 2014 aligne 125 films dont 63 premières suisses et 13 premières européennes ; soit une augmentation d’environ 30% de longs et courts-métrages, en accueillant 27 réalisateurs, au lieu de 15 habituellement. Black Movie se concentre sur la diffusion des films, privilégiant les présentations, les débats, pour faire découvrir des regards d’horizons lointains aux spectateurs suisses de plus en plus nombreux. Ce qui alimente les Nuits blanches, pimentées de musiques chères à Black Movie, attirant un total de plus de 28 000 spectateurs dans les lieux de projection.
Le festival est un moment de découvertes affirmé qui a pu inciter des distributeurs locaux à s’impliquer dans la diffusion de films d’Afrique ou des autres continents, même s’il n’organise pas de marché formalisé entre professionnels. L’axe fort de Black Movie, ce sont avant tout ses programmes et ses couleurs qui valorisent le cinéma indépendant dans des sections thématiques telles « Flirts avec le fantastique », « Nouvelles cinématographiques » ou le « Petit Black Movie » orienté vers les enfants. Les plus jeunes attribuent leur Prix à un film d’Afrique du Sud, Loot de Greg Rom, montrant un casse de banque fait par des mimes, ludique mais efficace. Et le jury du Petit Black Movie décide de récompenser l’inspiration africaine de la Russe Natalia Chernysheva pour son film d’animation Flocon de neige (Snowflake) où un garçon de la brousse découvre la neige et sa froideur, en compagnie des animaux qui l’entourent.
Ces distinctions soulignent la curiosité du public. Le festival avance même la carte de la solidarité en offrant une section au Beijing Independent Film Festival qui soutient des cinéastes en butte avec la censure chinoise. Mais les images de l’Afrique, cœur originel du festival, continuent d’être régulièrement scrutées par les organisateurs.
Ivresses sénégalaises
L’anniversaire des 15 ans de la direction actuelle, est l’occasion de revoir 15 films marquants des éditions de Black Movie. Parmi ceux-ci brille Touki Bouki du Sénégalais Djibril Diop Mambéty, 1973, qui a été récemment restauré [par la fondation du réalisateur américain Martin Scorsese, ndlr]. Ce road movie qui réunit un couple de jeunes Dakarois, avides d’affirmer son choix de partir pour l’Europe par tous les moyens, a retrouvé les couleurs flamboyantes qui en font une œuvre phare des cinématographies africaines des années 70. L’audace de son écriture, toujours aussi novatrice et poétique, l’actualité des thèmes abordés, soif de l’exil, des désirs, des corps, ivresse de la jeunesse, l’imposent comme une référence pour les cinéastes noirs contemporains qui ont pu le découvrir. Il signale aussi l’élan du cinéma sénégalais des premiers temps, entrainé par les images de Ousmane Sembène, Ben Diogaye Bèye, Safi Faye, et la fulgurance de l’aide au cinéma qui a été esquissée par le gouvernement de Léopold Sédar Senghor, sans être durablement relayée.
La poésie visuelle, cultivée par Djibril Diop Mambéty dans Touki Bouki, comme dans ses autres films, trouve aujourd’hui un écho singulier avec le moyen-métrage de sa nièce, Mati Diop, Mille Soleils, 2013. Cet essai remporte le nouveau Prix de la critique de Black Movie, décerné par cinq jurés internationaux. La nièce du cinéaste disparu, élevée en France, manie depuis 2004, le cinéma comme un espace plastique sensible, remarqué dans Atlantiques, 2009. Aujourd’hui, elle imagine un hommage en forme de prolongement à Touki Bouki, et dirige son acteur principal, Magaye Niang, comme s’il devait assister à une projection du film originel, 40 ans après, en renouant le contact avec Myriam Niang, sa partenaire de l’époque, partie vivre en Alaska, alors qu’il est resté sur place. Mêlant des références réalistes avec une trame fictionnelle, Mati Diop cadre Dakar comme un tremplin des rêves, dans une production française, totalement connectée au Sénégal.
Rites en question en Tanzanie
L’immersion d’un regard venu d’ailleurs dans les réalités africaines permet souvent d’en faire surgir des points d’accroches saillants. La sélection de White Shadow de Noaz Deshe, 2013, proposé par le Mexicain Amat Escalante dans le cadre de la carte blanche, offerte par Black Movie à cinq cinéastes internationaux, est plébiscitée par le Prix du Public. C’est l’occasion d’aborder avec un style parfois hallucinogène, la situation de la Tanzanie. Dans ce pays où les albinos sont traqués pour leurs organes, recherchés pour satisfaire des pratiques occultes (200 homicides liés à la sorcellerie, sont recensés entre 2008 et 2010), le réalisateur allemand met en scène un jeune albinos, Alias, envoyé chez son oncle après le meurtre de son père. Tout en pratiquant des petits métiers, il est exploité par l’oncle, perturbé et suicidaire, en dettes avec de violents trafiquants d’organes d’albinos. Noaz Deshe [réalisateur israélien, ndlr] qui travaille entre l’Allemagne et les Etats Unis, réunit une coproduction italo-germanique pour sensibiliser les spectateurs du monde à une question de société, toujours aigüe en Tanzanie comme dans d’autres pays d’Afrique tel le Mali.
Exploration et déplacements du monde noir
Les cinq documentaires programmés dans la section « Sans foi ni loi », montrent les variétés des approches et aussi des modes de production, mobilisés par les cinéastes qui gravitent autour de l’Afrique et les problématiques du monde noir. La caméra sert de lien pour investir des espaces séparés et concentre les regards avec Jeppe On A Friday de Shannon Walsh et Arya Lalloo, 2012.
Les réalisatrices multiplient les points de vues pour pénétrer le quotidien du quartier de Jeppe, à Johannesburg. Avec le concours d’une équipe d’opérateurs sud-africains, elles suivent les gestes de quelques habitants choisis, dans un espace urbain multiforme, pour livrer une vision de l’intérieur de la société sud-africaine urbaine. Leur démarche qui repose sur un tournage d’une journée, s’inspire de celle d’Hubert Aquin (Québec) qui réalise A Saint-Henri le cinq septembre, en 1962, à Montréal pour restituer la diversité du quartier.
Ce film est prolongé par la Canadienne Shannon Walsh et 15 réalisateurs locaux avec A Saint-Henri le 26 août, en 2010. Elle renouvelle et transporte l’expérience à Johannesburg avec le concours de Arya Lalloo, une cinéaste métisse d’Afrique du Sud, connue pour ses documentaires pour des chaines locales et sa série Alexandra ! My Alexandra, 2010, sur un township. La réunion des deux réalisatrices pour cette coproduction entre le Canada et l’Afrique du sud, illustre les échanges qui irriguent l’observation des réalités africaines contemporaines.
Le cinéma rapproche alors pour donner sens à des situations qui emportent les protagonistes dans des espaces qui divisent. Ainsi la Haïtienne Rachèle Magloire, éduquée au Canada, et la Française Chantal Regnault, photographe attachée à explorer le culte du vaudou, croisent les regards pour Deported (Expulsés), 2012. Ce documentaire [soutenu par le Fonds Francophone, OIF/CIRTEF, ndlr] aborde les conséquences de la politique des Etats Unis et du Canada qui, à partir de 1999 et 2002, expulsent tout condamné d’origine étrangère après une peine de prison pour un délit même mineur. Ces lois les conduisent à retrouver l’Amérique Latine ou les Caraïbes sans y avoir souvent beaucoup vécu, et sans en connaître le quotidien.
Les réalisatrices se concentrent sur les ressortissants haïtiens, rapatriés de force dans le pays après leur peine de prison, en soulignant les déracinements que cause cette émigration forcée. Elles tournent durant trois ans, avant le tremblement de terre qui a touché Haïti en 2010, interrompant l’émigration forcée juste pendant une année, à Port-au-Prince mais aussi dans l’entourage des expulsés, restés aux Amériques. Le film établit un va-et-vient entre l’inadaptation des émigrés forcés dans des communautés qui leur sont hostiles, et les sentiments d’inquiétude ou de dépit de leurs proches sur le continent. La production proposée par la société haïtienne de Rachèle Magloire, et une société partenaire où figure Raoul Peck, est étayée par le soutien du Fonds Francophone de production audiovisuelle du Sud. Au delà de l’évocation des drames humains qui découlent des politiques territoriales, c’est le déracinement forcé et l’exil qui frappe souvent le monde noir que souligne Deported, comme le relève Chantal Regnault lors de son passage au Festival Black Movie 2014.
Dénoncer le poids religieux en Ougan
La collusion entre la politique et la religion, issue de l’Amérique pour essaimer le continent africain, est soulevée et dénoncée avec plus de véhémence dans God loves Uganda de Roger Ross Williams. Le réalisateur noir américain expose le rôle de l’église évangélique qui vise à convertir les Ougandais en fondamentalistes chrétiens conservateurs. En questionnant des responsables de l’église évangéliste, dont certains leaders d’envergure comme Lou Engle, cofondateur du mouvement The Call, des jeunes missionnaires locaux, mais aussi des opposants comme David Kato, un activiste gay assassiné, Roger Ross Williams alterne les interviews frontales et l’utilisation de la caméra cachée pour débusquer le fonctionnement d’un système religieux qui demande beaucoup aux pauvres et exporte une partie de ses recettes aux États-Unis. Il souligne aussi son alliance avec les autorités de l’Ouganda où le président et son épouse, sont convertis au mouvement qu’ils appuient.
En évoquant l’utilisation de la loi biblique qui réprime les déviances envers la norme, le réalisateur dénonce aussi les condamnations violentes contre l’homosexualité. Engagé pour leurs droits, Roger Ross Williams s’est démarqué du milieu de sa famille religieuse [baptiste, ndlr] en Amérique car il se sentait marginalisé, en tant qu’homosexuel. Venu en Afrique tourner Music by Prudence, 2010, il constate que l’église évangélique est omniprésente et toute puissante, et il s’engage alors dans un travail d’investigation particulièrement en Ouganda, pour tourner son documentaire critique et indépendant dont il assure aussi la production.
Zoom sur les figures du pouvoir au Congo
L’examen des mécanismes du pouvoir dans les pays africains motive souvent les cinéastes engagés dans une réflexion sociale, qu’ils soient d’origine africaine ou occidentale. Le recul de celui qui a grandi dans une autre culture lui permet peut–être lorsqu’il filme, de prendre de la distance par rapport au sujet, sans trop succomber aux pressions de la société observée. C’est ainsi que le Belge Thierry Michel approche un leader politique congolais dans L'Irrésistible ascension de Moïse Katumbi, 2013. En accompagnant le gouverneur du Katanga sur ses terres, dans ses meetings pour communiquer avec les citoyens, le réalisateur cadre de près la manière dont ce dirigeant exerce son autorité, basée sur le charisme, les dons répétés à ceux qui lui sont fidèles.
Derrière les confidences du gouverneur, les actes d’engagement social affichés, surtout en faveur des travailleurs des mines, le cinéaste évoque la fortune conséquente et difficile à cerner qui sert de socle au politique, son inclination à la charité plutôt qu’à la promulgation de lois sociales, ses négociations parfois forcées avec les chefs d’entreprise chinois dont il essaie de contenir les ambitions. En utilisant un montage dialectique, laissant la place aux réserves des détracteurs sans sacrifier la stature de l’homme politique, Thierry Michel en dévoile les ambitions qui conduisent inexorablement à une course vers le pouvoir plus étendu.
Ce portrait renforce l’observation attentive de l’évolution de la société congolaise, poursuivie par le cinéaste belge, de Zaïre : le cycle du serpent, 1992, à L’Affaire Chebeya, un crime d'État ?, 2011. Cette démarche qui assure des solides appuis locaux à Thierry Michel, lui vaut aussi des inimitiés et des interdictions de séjour répétées en République Démocratique du Congo. Mais le cinéaste belge, venu discuter de son travail au Festival Black Movie 2014, continue ses réalisations en s’appuyant sur la structure de production, Les Films de la Passerelle, dirigée par Christine Pireaux qui le seconde pour développer son action.
Thierry Michel - L'Irrésistible ascension de... par asblCinergie
L’appui de productions extérieures à l’Afrique est aussi utile lorsqu’on entreprend d’examiner de l’intérieur les mécanismes du pouvoir dans un pays comme le Congo. Dieudonné Hamadi, né à Kisangani, a profité d’une coproduction française pour réaliser Atalaku, 2013, de manière autonome, et recevoir le Prix des Jeunes au Festival Black Movie 2014. A la fois cadreur et preneur de son, il s’attache à la figure extravertie d’un pasteur qui vend ses capacités de bonimenteur aux candidats les plus offrants durant la campagne présidentielle de 2011, en République Démocratique du Congo. Collant de manière intime à son personnage, filmant des rappeurs qu’il engage pour chanter les louanges des candidats, Dieudonné Hamadi capte la manière dont le petit peuple cherche une place de survie en marge des politiques mais dans leur sillage.
Le décalage entre le pouvoir réel de la population et ce qui se joue au-dessus d’elle, dans une sphère où les candidats les plus riches sont les plus promotionnés, donc les plus susceptibles d’être élus, surgit en marge du film. Le regard de proximité de Hamadi, renforcé par ses prestations antérieures sur des productions sud-africaines, permet de réfléchir l’exercice du pouvoir à la base de la société congolaise. Le cinéaste peut ainsi commenter avec un espoir modéré mais résolu, les possibilités d’expression par l’image dans son pays lors des débats qui suivent son film à Black Movie. [Son prochain film, Examens d'État, sera tourné à Kisangani (Congo RDC), avec le soutien du Fonds francophone, ndlr]
Atalaku (extrait) par Telerama_Doc
Ainsi l’Afrique se révèle comme un champ d’influences intérieures, aiguisées par les pressions extérieures de l’étranger. Le cinéma tel qu’on peut le mesurer dans les programmes de Black Movie paraît alors comme une résistance à la « foi » lorsqu’elle est aveugle, et à la « loi » lorsqu’elle est oppressante. Défendre cette production indépendante et engagée, s’inscrit résolument en faveur d’une foisonnante création d’images, capable de scanner certains mouvements du continent africain pour tenter de le faire évoluer.
par Michel AMARGER
(Africiné / Paris)
pour Images Francophones
White Shadow, premier film de Noaz Deshe (Italie / Tanzanie), est récompensé par les festivaliers, et remporte le Prix Boréal du Public, doté de 5'000 CHF par le partenaire du festival, Boréal Coffee Shop.
Le lauréat du Prix des Jeunes, décerné par un jury de jeunes issus du post-obligatoire, est Dieudo Hamadi pour son film Atalaku.
Le Prix de la Critique, doté de 5'000 CHF par la Ville de Genève, est attribué à l’unanimité à la jeune réalisatrice Mati Diop (Sénégal / France) pour son film Mille Soleils.
Le jury du Prix du Petit Black Movie choisit de récompenser Flocon de neige (Snowflake) de la Russe Natalia Chernysheva.
Le Prix des Enfants est remis au film sud-africain Loot, de Greg Rom (Afrique du Sud).
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Photo : Le réalisateur congolais Dieudonné Hamadi, au Festival Black Movie 2014.
Crédit : Miguel Bueno / Festival Black Movie 2014.
Depuis plus de 20 ans, Black Movie réchauffe le terroir suisse d’images venues d’autres latitudes. Originellement dévolu à la diffusion du cinéma noir, Black Movie est devenu le Festival International du Film Indépendant de Genève. En 1999, la direction change, la manifestation élargit ses programmes, investit les autres continents avec un attrait particulier pour l’Asie et l’Amérique Latine. L’édition 2014 aligne 125 films dont 63 premières suisses et 13 premières européennes ; soit une augmentation d’environ 30% de longs et courts-métrages, en accueillant 27 réalisateurs, au lieu de 15 habituellement. Black Movie se concentre sur la diffusion des films, privilégiant les présentations, les débats, pour faire découvrir des regards d’horizons lointains aux spectateurs suisses de plus en plus nombreux. Ce qui alimente les Nuits blanches, pimentées de musiques chères à Black Movie, attirant un total de plus de 28 000 spectateurs dans les lieux de projection.
Le festival est un moment de découvertes affirmé qui a pu inciter des distributeurs locaux à s’impliquer dans la diffusion de films d’Afrique ou des autres continents, même s’il n’organise pas de marché formalisé entre professionnels. L’axe fort de Black Movie, ce sont avant tout ses programmes et ses couleurs qui valorisent le cinéma indépendant dans des sections thématiques telles « Flirts avec le fantastique », « Nouvelles cinématographiques » ou le « Petit Black Movie » orienté vers les enfants. Les plus jeunes attribuent leur Prix à un film d’Afrique du Sud, Loot de Greg Rom, montrant un casse de banque fait par des mimes, ludique mais efficace. Et le jury du Petit Black Movie décide de récompenser l’inspiration africaine de la Russe Natalia Chernysheva pour son film d’animation Flocon de neige (Snowflake) où un garçon de la brousse découvre la neige et sa froideur, en compagnie des animaux qui l’entourent.
Ces distinctions soulignent la curiosité du public. Le festival avance même la carte de la solidarité en offrant une section au Beijing Independent Film Festival qui soutient des cinéastes en butte avec la censure chinoise. Mais les images de l’Afrique, cœur originel du festival, continuent d’être régulièrement scrutées par les organisateurs.
Ivresses sénégalaises
L’anniversaire des 15 ans de la direction actuelle, est l’occasion de revoir 15 films marquants des éditions de Black Movie. Parmi ceux-ci brille Touki Bouki du Sénégalais Djibril Diop Mambéty, 1973, qui a été récemment restauré [par la fondation du réalisateur américain Martin Scorsese, ndlr]. Ce road movie qui réunit un couple de jeunes Dakarois, avides d’affirmer son choix de partir pour l’Europe par tous les moyens, a retrouvé les couleurs flamboyantes qui en font une œuvre phare des cinématographies africaines des années 70. L’audace de son écriture, toujours aussi novatrice et poétique, l’actualité des thèmes abordés, soif de l’exil, des désirs, des corps, ivresse de la jeunesse, l’imposent comme une référence pour les cinéastes noirs contemporains qui ont pu le découvrir. Il signale aussi l’élan du cinéma sénégalais des premiers temps, entrainé par les images de Ousmane Sembène, Ben Diogaye Bèye, Safi Faye, et la fulgurance de l’aide au cinéma qui a été esquissée par le gouvernement de Léopold Sédar Senghor, sans être durablement relayée.
La poésie visuelle, cultivée par Djibril Diop Mambéty dans Touki Bouki, comme dans ses autres films, trouve aujourd’hui un écho singulier avec le moyen-métrage de sa nièce, Mati Diop, Mille Soleils, 2013. Cet essai remporte le nouveau Prix de la critique de Black Movie, décerné par cinq jurés internationaux. La nièce du cinéaste disparu, élevée en France, manie depuis 2004, le cinéma comme un espace plastique sensible, remarqué dans Atlantiques, 2009. Aujourd’hui, elle imagine un hommage en forme de prolongement à Touki Bouki, et dirige son acteur principal, Magaye Niang, comme s’il devait assister à une projection du film originel, 40 ans après, en renouant le contact avec Myriam Niang, sa partenaire de l’époque, partie vivre en Alaska, alors qu’il est resté sur place. Mêlant des références réalistes avec une trame fictionnelle, Mati Diop cadre Dakar comme un tremplin des rêves, dans une production française, totalement connectée au Sénégal.
Rites en question en Tanzanie
L’immersion d’un regard venu d’ailleurs dans les réalités africaines permet souvent d’en faire surgir des points d’accroches saillants. La sélection de White Shadow de Noaz Deshe, 2013, proposé par le Mexicain Amat Escalante dans le cadre de la carte blanche, offerte par Black Movie à cinq cinéastes internationaux, est plébiscitée par le Prix du Public. C’est l’occasion d’aborder avec un style parfois hallucinogène, la situation de la Tanzanie. Dans ce pays où les albinos sont traqués pour leurs organes, recherchés pour satisfaire des pratiques occultes (200 homicides liés à la sorcellerie, sont recensés entre 2008 et 2010), le réalisateur allemand met en scène un jeune albinos, Alias, envoyé chez son oncle après le meurtre de son père. Tout en pratiquant des petits métiers, il est exploité par l’oncle, perturbé et suicidaire, en dettes avec de violents trafiquants d’organes d’albinos. Noaz Deshe [réalisateur israélien, ndlr] qui travaille entre l’Allemagne et les Etats Unis, réunit une coproduction italo-germanique pour sensibiliser les spectateurs du monde à une question de société, toujours aigüe en Tanzanie comme dans d’autres pays d’Afrique tel le Mali.
Exploration et déplacements du monde noir
Les cinq documentaires programmés dans la section « Sans foi ni loi », montrent les variétés des approches et aussi des modes de production, mobilisés par les cinéastes qui gravitent autour de l’Afrique et les problématiques du monde noir. La caméra sert de lien pour investir des espaces séparés et concentre les regards avec Jeppe On A Friday de Shannon Walsh et Arya Lalloo, 2012.
Les réalisatrices multiplient les points de vues pour pénétrer le quotidien du quartier de Jeppe, à Johannesburg. Avec le concours d’une équipe d’opérateurs sud-africains, elles suivent les gestes de quelques habitants choisis, dans un espace urbain multiforme, pour livrer une vision de l’intérieur de la société sud-africaine urbaine. Leur démarche qui repose sur un tournage d’une journée, s’inspire de celle d’Hubert Aquin (Québec) qui réalise A Saint-Henri le cinq septembre, en 1962, à Montréal pour restituer la diversité du quartier.
Ce film est prolongé par la Canadienne Shannon Walsh et 15 réalisateurs locaux avec A Saint-Henri le 26 août, en 2010. Elle renouvelle et transporte l’expérience à Johannesburg avec le concours de Arya Lalloo, une cinéaste métisse d’Afrique du Sud, connue pour ses documentaires pour des chaines locales et sa série Alexandra ! My Alexandra, 2010, sur un township. La réunion des deux réalisatrices pour cette coproduction entre le Canada et l’Afrique du sud, illustre les échanges qui irriguent l’observation des réalités africaines contemporaines.
Le cinéma rapproche alors pour donner sens à des situations qui emportent les protagonistes dans des espaces qui divisent. Ainsi la Haïtienne Rachèle Magloire, éduquée au Canada, et la Française Chantal Regnault, photographe attachée à explorer le culte du vaudou, croisent les regards pour Deported (Expulsés), 2012. Ce documentaire [soutenu par le Fonds Francophone, OIF/CIRTEF, ndlr] aborde les conséquences de la politique des Etats Unis et du Canada qui, à partir de 1999 et 2002, expulsent tout condamné d’origine étrangère après une peine de prison pour un délit même mineur. Ces lois les conduisent à retrouver l’Amérique Latine ou les Caraïbes sans y avoir souvent beaucoup vécu, et sans en connaître le quotidien.
Les réalisatrices se concentrent sur les ressortissants haïtiens, rapatriés de force dans le pays après leur peine de prison, en soulignant les déracinements que cause cette émigration forcée. Elles tournent durant trois ans, avant le tremblement de terre qui a touché Haïti en 2010, interrompant l’émigration forcée juste pendant une année, à Port-au-Prince mais aussi dans l’entourage des expulsés, restés aux Amériques. Le film établit un va-et-vient entre l’inadaptation des émigrés forcés dans des communautés qui leur sont hostiles, et les sentiments d’inquiétude ou de dépit de leurs proches sur le continent. La production proposée par la société haïtienne de Rachèle Magloire, et une société partenaire où figure Raoul Peck, est étayée par le soutien du Fonds Francophone de production audiovisuelle du Sud. Au delà de l’évocation des drames humains qui découlent des politiques territoriales, c’est le déracinement forcé et l’exil qui frappe souvent le monde noir que souligne Deported, comme le relève Chantal Regnault lors de son passage au Festival Black Movie 2014.
Dénoncer le poids religieux en Ougan
La collusion entre la politique et la religion, issue de l’Amérique pour essaimer le continent africain, est soulevée et dénoncée avec plus de véhémence dans God loves Uganda de Roger Ross Williams. Le réalisateur noir américain expose le rôle de l’église évangélique qui vise à convertir les Ougandais en fondamentalistes chrétiens conservateurs. En questionnant des responsables de l’église évangéliste, dont certains leaders d’envergure comme Lou Engle, cofondateur du mouvement The Call, des jeunes missionnaires locaux, mais aussi des opposants comme David Kato, un activiste gay assassiné, Roger Ross Williams alterne les interviews frontales et l’utilisation de la caméra cachée pour débusquer le fonctionnement d’un système religieux qui demande beaucoup aux pauvres et exporte une partie de ses recettes aux États-Unis. Il souligne aussi son alliance avec les autorités de l’Ouganda où le président et son épouse, sont convertis au mouvement qu’ils appuient.
En évoquant l’utilisation de la loi biblique qui réprime les déviances envers la norme, le réalisateur dénonce aussi les condamnations violentes contre l’homosexualité. Engagé pour leurs droits, Roger Ross Williams s’est démarqué du milieu de sa famille religieuse [baptiste, ndlr] en Amérique car il se sentait marginalisé, en tant qu’homosexuel. Venu en Afrique tourner Music by Prudence, 2010, il constate que l’église évangélique est omniprésente et toute puissante, et il s’engage alors dans un travail d’investigation particulièrement en Ouganda, pour tourner son documentaire critique et indépendant dont il assure aussi la production.
Zoom sur les figures du pouvoir au Congo
L’examen des mécanismes du pouvoir dans les pays africains motive souvent les cinéastes engagés dans une réflexion sociale, qu’ils soient d’origine africaine ou occidentale. Le recul de celui qui a grandi dans une autre culture lui permet peut–être lorsqu’il filme, de prendre de la distance par rapport au sujet, sans trop succomber aux pressions de la société observée. C’est ainsi que le Belge Thierry Michel approche un leader politique congolais dans L'Irrésistible ascension de Moïse Katumbi, 2013. En accompagnant le gouverneur du Katanga sur ses terres, dans ses meetings pour communiquer avec les citoyens, le réalisateur cadre de près la manière dont ce dirigeant exerce son autorité, basée sur le charisme, les dons répétés à ceux qui lui sont fidèles.
Derrière les confidences du gouverneur, les actes d’engagement social affichés, surtout en faveur des travailleurs des mines, le cinéaste évoque la fortune conséquente et difficile à cerner qui sert de socle au politique, son inclination à la charité plutôt qu’à la promulgation de lois sociales, ses négociations parfois forcées avec les chefs d’entreprise chinois dont il essaie de contenir les ambitions. En utilisant un montage dialectique, laissant la place aux réserves des détracteurs sans sacrifier la stature de l’homme politique, Thierry Michel en dévoile les ambitions qui conduisent inexorablement à une course vers le pouvoir plus étendu.
Ce portrait renforce l’observation attentive de l’évolution de la société congolaise, poursuivie par le cinéaste belge, de Zaïre : le cycle du serpent, 1992, à L’Affaire Chebeya, un crime d'État ?, 2011. Cette démarche qui assure des solides appuis locaux à Thierry Michel, lui vaut aussi des inimitiés et des interdictions de séjour répétées en République Démocratique du Congo. Mais le cinéaste belge, venu discuter de son travail au Festival Black Movie 2014, continue ses réalisations en s’appuyant sur la structure de production, Les Films de la Passerelle, dirigée par Christine Pireaux qui le seconde pour développer son action.
Thierry Michel - L'Irrésistible ascension de... par asblCinergie
L’appui de productions extérieures à l’Afrique est aussi utile lorsqu’on entreprend d’examiner de l’intérieur les mécanismes du pouvoir dans un pays comme le Congo. Dieudonné Hamadi, né à Kisangani, a profité d’une coproduction française pour réaliser Atalaku, 2013, de manière autonome, et recevoir le Prix des Jeunes au Festival Black Movie 2014. A la fois cadreur et preneur de son, il s’attache à la figure extravertie d’un pasteur qui vend ses capacités de bonimenteur aux candidats les plus offrants durant la campagne présidentielle de 2011, en République Démocratique du Congo. Collant de manière intime à son personnage, filmant des rappeurs qu’il engage pour chanter les louanges des candidats, Dieudonné Hamadi capte la manière dont le petit peuple cherche une place de survie en marge des politiques mais dans leur sillage.
Le décalage entre le pouvoir réel de la population et ce qui se joue au-dessus d’elle, dans une sphère où les candidats les plus riches sont les plus promotionnés, donc les plus susceptibles d’être élus, surgit en marge du film. Le regard de proximité de Hamadi, renforcé par ses prestations antérieures sur des productions sud-africaines, permet de réfléchir l’exercice du pouvoir à la base de la société congolaise. Le cinéaste peut ainsi commenter avec un espoir modéré mais résolu, les possibilités d’expression par l’image dans son pays lors des débats qui suivent son film à Black Movie. [Son prochain film, Examens d'État, sera tourné à Kisangani (Congo RDC), avec le soutien du Fonds francophone, ndlr]
Atalaku (extrait) par Telerama_Doc
Ainsi l’Afrique se révèle comme un champ d’influences intérieures, aiguisées par les pressions extérieures de l’étranger. Le cinéma tel qu’on peut le mesurer dans les programmes de Black Movie paraît alors comme une résistance à la « foi » lorsqu’elle est aveugle, et à la « loi » lorsqu’elle est oppressante. Défendre cette production indépendante et engagée, s’inscrit résolument en faveur d’une foisonnante création d’images, capable de scanner certains mouvements du continent africain pour tenter de le faire évoluer.
par Michel AMARGER
(Africiné / Paris)
pour Images Francophones
BLACK MOVIE 2014 : Les Lauréats 2014
White Shadow, premier film de Noaz Deshe (Italie / Tanzanie), est récompensé par les festivaliers, et remporte le Prix Boréal du Public, doté de 5'000 CHF par le partenaire du festival, Boréal Coffee Shop.
Le lauréat du Prix des Jeunes, décerné par un jury de jeunes issus du post-obligatoire, est Dieudo Hamadi pour son film Atalaku.
Le Prix de la Critique, doté de 5'000 CHF par la Ville de Genève, est attribué à l’unanimité à la jeune réalisatrice Mati Diop (Sénégal / France) pour son film Mille Soleils.
Le jury du Prix du Petit Black Movie choisit de récompenser Flocon de neige (Snowflake) de la Russe Natalia Chernysheva.
Le Prix des Enfants est remis au film sud-africain Loot, de Greg Rom (Afrique du Sud).
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Photo : Le réalisateur congolais Dieudonné Hamadi, au Festival Black Movie 2014.
Crédit : Miguel Bueno / Festival Black Movie 2014.