Entretien avec Souleymane Cissé, réalisateur et producteur malien, par Enoka Ayemba
"Aujourd'hui, mes films atteignent de nouveaux publics et sont mieux compris!"
Élégant septuagénaire, le réalisateur malien Souleymane Cissé reste un grand personnage du cinéma contemporain. Du 30 octobre au 06 novembre 2013, il était l'invité d'honneur du festival du film francophone de Tübingen, une ville universitaire du sud de l'Allemagne, près de Stuttgart. Il était de passage à Berlin, le lendemain, jeudi 07 novembre, pour la projection de son film Finyé (dans le cadre d‘un nouvel hommage rendu par AfricAvenir, dont Africiné est partenaire). Au cours d'un entretien - durant son séjour berlinois - il a accepté de parler du Mali, de la réception de ses films Yeelen et Waati en Europe et de ses projets.
Pour ses trente ans d'existence, le Festival International du Film Francophone de Tübingen-Stuttgart 2013 (Allemagne) présentait une rétrospective de votre travail début novembre 2013. L'occasion pour un large public d'avoir accès à votre oeuvre. Après 40 années de cinéma et de nombreux films réalisés, ce genre d'hommages vous émeut-il encore, Souleymane Cissé ?
Au risque de vous surprendre, je vous dirais qu'un des moments privilégiés pendant mon séjour à Tübingen fut une séance de projection matinale de Yeelen [" La Lumière ", long métrage tourné en 1986 et sorti un an après, ndlr]. Seul dans cette grande salle, je devais vérifier la qualité de la copie de ce film que j'avais réalisé 17 ans auparavant [de fait, c'est plutôt 27 ans, ndlr]. Dès les premières images, une très grande émotion s'est saisie de moi, un peu comme en 1987, lors de la Première Mondiale de ce film, au festival de Cannes. Il faut savoir qu'à l'époque, pour n'avoir pas eu le temps de voir le film après sa sortie du laboratoire, je l'avais découvert, sur place, en même temps que le public. Mais, à Tübingen, tout seul et sans angoisse, j'ai pu regarder tranquillement et savourer Yeelen. Un très grand moment de bonheur que ce festival m'a offert.
Pour la projection de Yeelen dans la soirée à Tübingen, de dizaines de personnes ont dû repartir, sans voir le film, faute de places dans la salle...
Oui, mais au delà de ma satisfaction de voir autant de monde montrer tant d'intérêt pour mon travail, c'est la réaction du public après la projection qui m'a réjoui. J'ai d'ailleurs l'impression que le public apprécie mieux maintenant ce film qu'à sa sortie, en 1987. Son attitude vis à vis du film me paraît plus spontanée aujourd'hui, comme si le temps avait permis aux gens de mieux en saisir la quintessence. Il y a 17 ans [27 ans, ndlr], il était courant d'entendre que c'était un film d'un excellent niveau technique certes, mais au contenu purement exotique. Les gens n'en saisissaient pas la profondeur et faisaient plus attention à sa forme.
J'ai pu faire la même observation tout récemment en France après la projection de Yeelen devant un public de 550 lycéens. Pendant l'échange à la fin, les prises de parole de ces jeunes gens montraient qu'ils étaient plus perturbés et intéressés par le conflit central du film, à savoir l'attitude du père face à sa progéniture. Ce qui signifie qu'indépendamment de leurs origines, ils se mettaient eux-mêmes en situation.
Donc, je ne cesserai de répéter que Yeelen n'est pas un film de "magie" ou sur des pratiques bambaras ! Le surréel qu'on peut voir dans ce film n'est qu'un prétexte pour traiter de sujets qui concernent notre humanité dans sa globalité. Et le film n'a pas perdu de son actualité ! Il interroge notre modernité, en nous rappelant les risques qui existent par exemple dans l'utilisation de la science et je ne citerai ici que l'énergie atomique...
Quand je vous entends parler de Yeelen, je ne peux m'empêcher de vous poser l'inévitable question : est-ce votre meilleur film?
Je répondrais sans hésiter par la négative. Den Muso [" La Jeune fille ", 1975, ndlr] est personnellement mon meilleur film et je peux vous en donner les raisons.
C'est un film que j'ai réalisé pratiquement sans moyens, avec une équipe de techniciens inexpérimentés et un matériel largement détérioré (caméra mal foutue, etc.). Après 2 mois de tournage, nous avons dû reprendre tout à zéro, car les images n'étaient pas exploitables. Malgré tout cela, en regardant ce film, il s'en dégage une certaine sensibilité que je n'ai plus pu retrouver dans aucun autre de mes films.
Yeelen, en obtenant ce grand prix à Cannes en 1987 [le Prix du Jury, ndlr], est considéré à juste titre comme le film qui a donné une certaine visibilité aux cinémas du continent africain et à ses auteur(e)s. En êtes-vous conscient ? Et si oui, est-que cela vous procure une certaine fierté?
Vous savez, lorsque vous avez terminé un travail passionnant et pénible à la fois, vous avez le droit d'en être fier. Je devais réaliser ce film, pour pouvoir exister et continuer mon chemin. Et ce film, comme je le disais, beaucoup n'en saisissent pas toujours sa portée, sa profondeur et son caractère universel. Nous l'avons certes réalisé en langue Bambara, mais ce n'est qu'un aspect; il aurait pu être fait dans une toute autre langue ou en langue bantoue mais Yeelen n'est pas un film exotique. Et je m'inscris en faux contre ceux qui continuent de dire qu'il en serait un. Vous verrez, le temps, me donnera peut-être raison. Dans l'angoisse de la création, on a telle idée et puis telle autre. Mais c'est à la fin, en regardant le produit final que les détails vous reviennent. C'est la raison pour laquelle il est important de revoir son travail et le mettre à la disposition d'autres publics, le requestionner et le mettre en perspective.
Ce n'est que neuf ans après Yeelen que votre film Waati est sorti. Un film qui a été produit avec beaucoup de moyens financiers; pourtant l'accueil qui lui a été réservé n'est pas celui que vous attendiez...
Loin d'être juste une question d'accueil, j'estime qu'on n'a pas donné sa chance à ce film ! Cela m'a bien sûr fait mal. En fait, j'avais dû faire face à ce genre de difficultés avant la sortie de Den Muso, mon premier long métrage sauf qu'ici le territoire concerné était le Mali, ce qui n'a d'ailleurs pas empêché au film d'avoir un grand succès. J'ai vu des personnes âgées qui demandaient à aller regarder Den Muso au cinéma. Pour Waati [" Le Temps ", 1995, ndlr], les problèmes se situaient au niveau international. La conséquence a été qu'il n'a pas pu être distribué à grande échelle. J'ai encore l'impression d'avoir subi une sorte de " censure ". Un peu comme pour dire "ce film nous emmerde, alors on ne le laissera pas sortir". Ils auraient au moins pu laisser le choix au public de se faire soi-même une opinion sur ce film! Pourtant, je pense honnêtement que ce film traite des réalités de notre temps, des réalités que nous n'avons jusqu'à présent malheureusement toujours pas pu surmonter...
Votre film Waati traite des relations entre Noirs et Blancs dans un régime post apartheid certes mais où les blancs peinent à accepter que la donne a changé, que le vent a tourné et qu'il faudra désormais vivre dans une société égalitaire et partager le pouvoir avec des gens considérés pendant longtemps comme des sous-hommes.
En suivant votre analyse, pourrait-on dire que ce film, est peut-être sorti trop tôt pour les écrans européens et américains auquel il semblait destiné ? En 1995, les plaies étaient peut-être encore trop ouvertes...
Non, je pense que tout le monde avait envie que l'Apartheid soit enterré une bonne fois pour toutes. Ce film arrive donc au moment d'une euphorie quasi collective suite à la disparition formelle de l'Apartheid. La disparition était formelle car Dieu sait combien de Sud Africains et même les autres Africains en bavent aujourd'hui...Tout ce que je peux dire que c'est un film de combat. Et il y a des combats qui durent longtemps. Exactement comme de nombreux combattants qui ont consacré toute leur vie à une bonne cause. En voyant que l'Amérique a enfin pu élire un président noir en la personne de Barack Obama, nous pouvons nous dire que cela vaut la peine de continuer à lutter pour les causes justes.
Pendant l'échange avec le public après le film Waati, un spectateur vous a demandé si vous connaissiez Malcom X. Je crois que la question faisait référence à l'idéologie de Malcom X... En effet, en regardant le film, on peut se rendre compte que les Noirs subissent les sévices infligés par l'oppresseur Afrikaner pratiquement sans se révolter, en dehors d'une scène où l'héroïne Nandi, décide de tirer sur un policier qui vient lui-même d'assassiner froidement devant elle, son père et son petit frère...
Vous savez, je n'ai pas voulu me mouiller, ne connaissant que partiellement l'histoire de l'Afro- Américain Malcom X. Avez-vous parlé à cet homme [ce spectateur, ndlr] ? Je serais bien intéressé de savoir ce qu'il voulait vraiment savoir, aller au fond de sa pensée... Il m'a d'ailleurs paru très suspect. Cela dit...Malcom X était un homme fantastique, un grand militant de la cause noire aux États-Unis !
Je n'ai malheureusement pas, moi non plus, pu lui parler mais je voudrais vous poser la question autrement : pourquoi n'avez-vous pas donné la possibilité aux Noirs dans votre film de répondre à leurs oppresseurs par la force?
Disons que ce n'était pas le sujet du film. Je trouve que si les Noirs se sont révoltés, cette révolte n'a pas été suffisamment substantielle et dans mon film elle n'avait pas sa raison d'être. A mon avis, les Noirs ont été battus et malmenés que ce soit aux États-Unis d'Amérique au moment de la lutte pour les droits civiques ou en Afrique du Sud sans que leurs révoltes aient été substantielles et durables. En tout cas, ces révoltes épisodiques n'ont pas réussi à faire pencher définitivement la balance du pouvoir de leur côté. Mais ce n'est pas fini ! Tant qu'il y aura des inégalités et de l'injustice contre les Noirs du fait de la couleur de leur épiderme, il y aura des révoltes encore plus violentes. C'est malheureusement inévitable.
Votre équipe de production pour le film Waati était très internationale...
Oui, vous savez que j'ai tourné dans plusieurs pays pour ce film. J'ai travaillé avec des Italiens, des Russes, des Français, des Maliens, des Sud-Africains, des Ivoiriens et c'était très beau! Pendant le tournage en Afrique du Sud justement, cela m'a donné beaucoup d'espoir pour des lendemains meilleurs dans une société multiraciale dans ce pays. J'adore ces mélanges pour la simple raison que le Monde est fait de différences. Il est dommage que nous nous en privions à cause des considérations qui n'ont pas lieu d'être. Ceci m'amène d'ailleurs à parler de mon pays le Mali qui fait face à une situation similaire, en tous cas aussi délicate ces derniers temps: je trouve qu'au delà de la soi-disante question touarègue, l'islamisme rampant (les djihadjistes [les terroristes, ndlr]) est le plus grand danger qui menace la région occidentale de l'Afrique. C'est la raison pour laquelle on ne peut que saluer l'intervention internationale au Mali. Sans elle, cette partie d'Afrique courait vers un embrasement sûr et certain à court et moyen terme.
En regardant vos films, il saute à l'oeil même du plus profane que les problèmes du Mali vous tiennent à coeur; dans le plus "international" de vos films, Waati, Nandi, l'héroïne du film se rend non sans difficultés, dans le Sahara, au Nord du pays pour se rendre compte des souffrances qu'endure les peuples Touaregs. Une situation qui n'est pas nouvelle...
Non, la question „touarègue"n'est pas nouvelle! Les responsables l'ont laissée s'enflammer, pourrir. Une situation qui a été récupérée en son temps par le régime libyen dirigé par Mouammar Khaddafi. C'est après la chute de ce dernier que les combattants touaregs sont revenus au Mali. Donc ce conflit doit être aussi résolu par les Maliens eux-mêmes.
Les élections législatives puis municipales vont bientôt se tenir au Mali...
Oui, même si plusieurs forces essaient de torpiller ce processus, je suis convenu qu'il va se poursuivre même dans des conditions difficiles et qu'il va réussir. La majorité des Maliens en sera fière. Ce sera une belle leçon de maturité démocratique de mon pays à la face du Monde.
Votre prochain film, Soba est-ce vrai qu'il sera financé par l'État du Mali?
(Rires) Non, je n'y pense même pas. Compte tenu de la situation financière des plus difficiles dans laquelle se trouve mon pays en ce moment, il serait inapproprié de lui demander une quelconque aide pour un film. Soba sera financé en partie par Les Films Cissé (Sisé Filimu). Les dernières séquences ont été tournées fin Octobre 2013, donc un peu avant mon départ pour l'Allemagne. Le montage commence incessamment.
Le ministre de la culture du Mali est pourtant venu personnellement donner le premier clap du tournage...
C'est vrai que le Ministère de la culture du Mali est associé à la production mais pas en termes financiers. L'État Malien n'en a pas les moyens pour le moment. Nous recherchons activement de soutiens nécessaires pour la post production du film. J'aimerais qu'il soit terminé le plus tôt possible.
Pourquoi cette envie de finir rapidement?
Dans ce film, il est surtout question de problèmes fonciers, des biens immobiliers. C'est un sujet crucial qui touche beaucoup de personnes dans tout le Mali. La justice malienne peine à traiter les multiples plaintes liées au domaine foncier. Elle est débordée.
Dans Soba, il est question de quatre femmes sommées par la justice de quitter leur maison qui appartient à leur famille depuis plusieurs générations. Un déni de justice en somme. Ce genre de situations se multiplie ces dernières années d'où mon envie d'en faire un film.
Entretien réalisé par
Enoka Ayemba
Africiné, Berlin
NOTE
Son précédent film Min Yé (Dis-moi qui tu es), 2008, a été soutenu par le Fonds Francophone (OIF / CIRTEF)
Photo : le réalisateur et producteur malien Souleymane Cissé, devant le temple de Karnak, à Luxor, en Egypte, lors du Festival du cinéma africain de Louxor (2ème édition, LAFF 2013)
Crédit : Thierno, I. Dia, 2013.
Pour ses trente ans d'existence, le Festival International du Film Francophone de Tübingen-Stuttgart 2013 (Allemagne) présentait une rétrospective de votre travail début novembre 2013. L'occasion pour un large public d'avoir accès à votre oeuvre. Après 40 années de cinéma et de nombreux films réalisés, ce genre d'hommages vous émeut-il encore, Souleymane Cissé ?
Au risque de vous surprendre, je vous dirais qu'un des moments privilégiés pendant mon séjour à Tübingen fut une séance de projection matinale de Yeelen [" La Lumière ", long métrage tourné en 1986 et sorti un an après, ndlr]. Seul dans cette grande salle, je devais vérifier la qualité de la copie de ce film que j'avais réalisé 17 ans auparavant [de fait, c'est plutôt 27 ans, ndlr]. Dès les premières images, une très grande émotion s'est saisie de moi, un peu comme en 1987, lors de la Première Mondiale de ce film, au festival de Cannes. Il faut savoir qu'à l'époque, pour n'avoir pas eu le temps de voir le film après sa sortie du laboratoire, je l'avais découvert, sur place, en même temps que le public. Mais, à Tübingen, tout seul et sans angoisse, j'ai pu regarder tranquillement et savourer Yeelen. Un très grand moment de bonheur que ce festival m'a offert.
Pour la projection de Yeelen dans la soirée à Tübingen, de dizaines de personnes ont dû repartir, sans voir le film, faute de places dans la salle...
Oui, mais au delà de ma satisfaction de voir autant de monde montrer tant d'intérêt pour mon travail, c'est la réaction du public après la projection qui m'a réjoui. J'ai d'ailleurs l'impression que le public apprécie mieux maintenant ce film qu'à sa sortie, en 1987. Son attitude vis à vis du film me paraît plus spontanée aujourd'hui, comme si le temps avait permis aux gens de mieux en saisir la quintessence. Il y a 17 ans [27 ans, ndlr], il était courant d'entendre que c'était un film d'un excellent niveau technique certes, mais au contenu purement exotique. Les gens n'en saisissaient pas la profondeur et faisaient plus attention à sa forme.
J'ai pu faire la même observation tout récemment en France après la projection de Yeelen devant un public de 550 lycéens. Pendant l'échange à la fin, les prises de parole de ces jeunes gens montraient qu'ils étaient plus perturbés et intéressés par le conflit central du film, à savoir l'attitude du père face à sa progéniture. Ce qui signifie qu'indépendamment de leurs origines, ils se mettaient eux-mêmes en situation.
Donc, je ne cesserai de répéter que Yeelen n'est pas un film de "magie" ou sur des pratiques bambaras ! Le surréel qu'on peut voir dans ce film n'est qu'un prétexte pour traiter de sujets qui concernent notre humanité dans sa globalité. Et le film n'a pas perdu de son actualité ! Il interroge notre modernité, en nous rappelant les risques qui existent par exemple dans l'utilisation de la science et je ne citerai ici que l'énergie atomique...
Quand je vous entends parler de Yeelen, je ne peux m'empêcher de vous poser l'inévitable question : est-ce votre meilleur film?
Je répondrais sans hésiter par la négative. Den Muso [" La Jeune fille ", 1975, ndlr] est personnellement mon meilleur film et je peux vous en donner les raisons.
C'est un film que j'ai réalisé pratiquement sans moyens, avec une équipe de techniciens inexpérimentés et un matériel largement détérioré (caméra mal foutue, etc.). Après 2 mois de tournage, nous avons dû reprendre tout à zéro, car les images n'étaient pas exploitables. Malgré tout cela, en regardant ce film, il s'en dégage une certaine sensibilité que je n'ai plus pu retrouver dans aucun autre de mes films.
Yeelen, en obtenant ce grand prix à Cannes en 1987 [le Prix du Jury, ndlr], est considéré à juste titre comme le film qui a donné une certaine visibilité aux cinémas du continent africain et à ses auteur(e)s. En êtes-vous conscient ? Et si oui, est-que cela vous procure une certaine fierté?
Vous savez, lorsque vous avez terminé un travail passionnant et pénible à la fois, vous avez le droit d'en être fier. Je devais réaliser ce film, pour pouvoir exister et continuer mon chemin. Et ce film, comme je le disais, beaucoup n'en saisissent pas toujours sa portée, sa profondeur et son caractère universel. Nous l'avons certes réalisé en langue Bambara, mais ce n'est qu'un aspect; il aurait pu être fait dans une toute autre langue ou en langue bantoue mais Yeelen n'est pas un film exotique. Et je m'inscris en faux contre ceux qui continuent de dire qu'il en serait un. Vous verrez, le temps, me donnera peut-être raison. Dans l'angoisse de la création, on a telle idée et puis telle autre. Mais c'est à la fin, en regardant le produit final que les détails vous reviennent. C'est la raison pour laquelle il est important de revoir son travail et le mettre à la disposition d'autres publics, le requestionner et le mettre en perspective.
Ce n'est que neuf ans après Yeelen que votre film Waati est sorti. Un film qui a été produit avec beaucoup de moyens financiers; pourtant l'accueil qui lui a été réservé n'est pas celui que vous attendiez...
Loin d'être juste une question d'accueil, j'estime qu'on n'a pas donné sa chance à ce film ! Cela m'a bien sûr fait mal. En fait, j'avais dû faire face à ce genre de difficultés avant la sortie de Den Muso, mon premier long métrage sauf qu'ici le territoire concerné était le Mali, ce qui n'a d'ailleurs pas empêché au film d'avoir un grand succès. J'ai vu des personnes âgées qui demandaient à aller regarder Den Muso au cinéma. Pour Waati [" Le Temps ", 1995, ndlr], les problèmes se situaient au niveau international. La conséquence a été qu'il n'a pas pu être distribué à grande échelle. J'ai encore l'impression d'avoir subi une sorte de " censure ". Un peu comme pour dire "ce film nous emmerde, alors on ne le laissera pas sortir". Ils auraient au moins pu laisser le choix au public de se faire soi-même une opinion sur ce film! Pourtant, je pense honnêtement que ce film traite des réalités de notre temps, des réalités que nous n'avons jusqu'à présent malheureusement toujours pas pu surmonter...
Votre film Waati traite des relations entre Noirs et Blancs dans un régime post apartheid certes mais où les blancs peinent à accepter que la donne a changé, que le vent a tourné et qu'il faudra désormais vivre dans une société égalitaire et partager le pouvoir avec des gens considérés pendant longtemps comme des sous-hommes.
En suivant votre analyse, pourrait-on dire que ce film, est peut-être sorti trop tôt pour les écrans européens et américains auquel il semblait destiné ? En 1995, les plaies étaient peut-être encore trop ouvertes...
Non, je pense que tout le monde avait envie que l'Apartheid soit enterré une bonne fois pour toutes. Ce film arrive donc au moment d'une euphorie quasi collective suite à la disparition formelle de l'Apartheid. La disparition était formelle car Dieu sait combien de Sud Africains et même les autres Africains en bavent aujourd'hui...Tout ce que je peux dire que c'est un film de combat. Et il y a des combats qui durent longtemps. Exactement comme de nombreux combattants qui ont consacré toute leur vie à une bonne cause. En voyant que l'Amérique a enfin pu élire un président noir en la personne de Barack Obama, nous pouvons nous dire que cela vaut la peine de continuer à lutter pour les causes justes.
Pendant l'échange avec le public après le film Waati, un spectateur vous a demandé si vous connaissiez Malcom X. Je crois que la question faisait référence à l'idéologie de Malcom X... En effet, en regardant le film, on peut se rendre compte que les Noirs subissent les sévices infligés par l'oppresseur Afrikaner pratiquement sans se révolter, en dehors d'une scène où l'héroïne Nandi, décide de tirer sur un policier qui vient lui-même d'assassiner froidement devant elle, son père et son petit frère...
Vous savez, je n'ai pas voulu me mouiller, ne connaissant que partiellement l'histoire de l'Afro- Américain Malcom X. Avez-vous parlé à cet homme [ce spectateur, ndlr] ? Je serais bien intéressé de savoir ce qu'il voulait vraiment savoir, aller au fond de sa pensée... Il m'a d'ailleurs paru très suspect. Cela dit...Malcom X était un homme fantastique, un grand militant de la cause noire aux États-Unis !
Je n'ai malheureusement pas, moi non plus, pu lui parler mais je voudrais vous poser la question autrement : pourquoi n'avez-vous pas donné la possibilité aux Noirs dans votre film de répondre à leurs oppresseurs par la force?
Disons que ce n'était pas le sujet du film. Je trouve que si les Noirs se sont révoltés, cette révolte n'a pas été suffisamment substantielle et dans mon film elle n'avait pas sa raison d'être. A mon avis, les Noirs ont été battus et malmenés que ce soit aux États-Unis d'Amérique au moment de la lutte pour les droits civiques ou en Afrique du Sud sans que leurs révoltes aient été substantielles et durables. En tout cas, ces révoltes épisodiques n'ont pas réussi à faire pencher définitivement la balance du pouvoir de leur côté. Mais ce n'est pas fini ! Tant qu'il y aura des inégalités et de l'injustice contre les Noirs du fait de la couleur de leur épiderme, il y aura des révoltes encore plus violentes. C'est malheureusement inévitable.
Votre équipe de production pour le film Waati était très internationale...
Oui, vous savez que j'ai tourné dans plusieurs pays pour ce film. J'ai travaillé avec des Italiens, des Russes, des Français, des Maliens, des Sud-Africains, des Ivoiriens et c'était très beau! Pendant le tournage en Afrique du Sud justement, cela m'a donné beaucoup d'espoir pour des lendemains meilleurs dans une société multiraciale dans ce pays. J'adore ces mélanges pour la simple raison que le Monde est fait de différences. Il est dommage que nous nous en privions à cause des considérations qui n'ont pas lieu d'être. Ceci m'amène d'ailleurs à parler de mon pays le Mali qui fait face à une situation similaire, en tous cas aussi délicate ces derniers temps: je trouve qu'au delà de la soi-disante question touarègue, l'islamisme rampant (les djihadjistes [les terroristes, ndlr]) est le plus grand danger qui menace la région occidentale de l'Afrique. C'est la raison pour laquelle on ne peut que saluer l'intervention internationale au Mali. Sans elle, cette partie d'Afrique courait vers un embrasement sûr et certain à court et moyen terme.
En regardant vos films, il saute à l'oeil même du plus profane que les problèmes du Mali vous tiennent à coeur; dans le plus "international" de vos films, Waati, Nandi, l'héroïne du film se rend non sans difficultés, dans le Sahara, au Nord du pays pour se rendre compte des souffrances qu'endure les peuples Touaregs. Une situation qui n'est pas nouvelle...
Non, la question „touarègue"n'est pas nouvelle! Les responsables l'ont laissée s'enflammer, pourrir. Une situation qui a été récupérée en son temps par le régime libyen dirigé par Mouammar Khaddafi. C'est après la chute de ce dernier que les combattants touaregs sont revenus au Mali. Donc ce conflit doit être aussi résolu par les Maliens eux-mêmes.
Les élections législatives puis municipales vont bientôt se tenir au Mali...
Oui, même si plusieurs forces essaient de torpiller ce processus, je suis convenu qu'il va se poursuivre même dans des conditions difficiles et qu'il va réussir. La majorité des Maliens en sera fière. Ce sera une belle leçon de maturité démocratique de mon pays à la face du Monde.
Votre prochain film, Soba est-ce vrai qu'il sera financé par l'État du Mali?
(Rires) Non, je n'y pense même pas. Compte tenu de la situation financière des plus difficiles dans laquelle se trouve mon pays en ce moment, il serait inapproprié de lui demander une quelconque aide pour un film. Soba sera financé en partie par Les Films Cissé (Sisé Filimu). Les dernières séquences ont été tournées fin Octobre 2013, donc un peu avant mon départ pour l'Allemagne. Le montage commence incessamment.
Le ministre de la culture du Mali est pourtant venu personnellement donner le premier clap du tournage...
C'est vrai que le Ministère de la culture du Mali est associé à la production mais pas en termes financiers. L'État Malien n'en a pas les moyens pour le moment. Nous recherchons activement de soutiens nécessaires pour la post production du film. J'aimerais qu'il soit terminé le plus tôt possible.
Pourquoi cette envie de finir rapidement?
Dans ce film, il est surtout question de problèmes fonciers, des biens immobiliers. C'est un sujet crucial qui touche beaucoup de personnes dans tout le Mali. La justice malienne peine à traiter les multiples plaintes liées au domaine foncier. Elle est débordée.
Dans Soba, il est question de quatre femmes sommées par la justice de quitter leur maison qui appartient à leur famille depuis plusieurs générations. Un déni de justice en somme. Ce genre de situations se multiplie ces dernières années d'où mon envie d'en faire un film.
Entretien réalisé par
Enoka Ayemba
Africiné, Berlin
NOTE
Son précédent film Min Yé (Dis-moi qui tu es), 2008, a été soutenu par le Fonds Francophone (OIF / CIRTEF)
Photo : le réalisateur et producteur malien Souleymane Cissé, devant le temple de Karnak, à Luxor, en Egypte, lors du Festival du cinéma africain de Louxor (2ème édition, LAFF 2013)
Crédit : Thierno, I. Dia, 2013.