Entretien avec Faouzi Bensaïdi sur la sortie en France de Volubilis
Avec son quatrième long-métrage, diffusé en France le 19 septembre, le réalisateur marocain confirme à la fois, sa reconnaissance par la critique et par le public. Un double challenge auréolé de prix internationaux.
Volubilis a débuté sa carrière au Festival de Venise 2017, avant de décrocher le Tanit de Bronze au JCC, à Tunis, et remporté 7 récompenses au Festival national du film de Tanger 2018 (*). Sa diffusion bien accueillie conforte l'ambition de Faouzi Bensaïdi de concilier un regard d'auteur avec une audience populaire. Volubilis s'inscrit dans cet esprit en manifestant une orientation sociale plus marquée que dans ses fictions précédentes.
Révélé par Mille mois, en 2003, reconnu avec WWW. What A Wonderful World, en 2006, un polar stylisé, Faouzi Bensaïdi est revenu vers les réalités marocaines avec Mort à vendre, 2011, mettant en scène un trio d'amis en rupture. Dans Volubilis, 2017, il oppose deux couples de Marocains de classes différentes. Abdelkader, un vigile zélé, perd son emploi et son statut en réprimant une riche cliente, tandis que son épouse, Malika, continue à faire des ménages chez des bourgeois aisés.
L'un de ses patrons est l'homme qui a humilié Abdelkader en le giflant et le filmant lorsqu'il est licencié. Ce dernier rôde alors en ruminant sa vengeance, autour de la luxueuse villa où l'épouse du bourgeois exerce son autorité sur Malika. Et lors d'une réception, le couple de pauvres défie les possédants pour recouvrer son honneur, et son amour délité par les problèmes sociaux.
En traitant la collision de deux mondes qui s'affrontent, Faouzi Bensaïdi dénonce la standardisation et le capitalisme galopant. Mais il traite de l'humiliation et de la dignité de ses protagonistes avec une grande efficacité dans la direction d'acteurs (**), une maîtrise de l'espace et du rythme remarquable, déjà manifeste dans ses autres films.
Faouzi Bensaïdi se confirme comme un des auteurs marocains innovants sans cesser d'exercer son métier de comédien pour d'autres réalisateurs. On le voit ces temps-ci dans Les Bienheureux de l'Algérienne Sofia Djama et dans Sofia de Meryem Benm'Barek avant de le retrouver dans le premier long-métrage de son compatriote Adil Fadili. Une visibilité qui étaye le talent d'un artiste marocain bien de son temps.
Conscient de la nécessité de transmettre ses questions et son métier, Faouzi Bensaïdi participe à l'enseignement du cinéma à Marrakech. Son parcours a incité les responsables du Festival des cinémas arabes (***) de l'IMA (28 juin au 8 juillet 2018) à le solliciter comme président du jury. À cette occasion, nous l'avons rencontré pour évoquer la sortie de Volubilis mais aussi l'origine de sa production (****). L'engagement de Faouzi Bensaïdi est au cœur d'une histoire capable de faire bouger les lignes du cinéma en éclairant les consciences.
Se projeter dans sa propre fiction
On vous retrouve parmi les comédiens principaux de Volubilis, et souvent vous interprétez un rôle clé dans vos fictions. Quand vous préparez vos films, vous pensez à votre personnage et à jouer parce que c'est évident pour vous, ou est-ce à cause d'une nécessité de dernier moment ?
Quand j'écris, je pense à des comédiens mais je ne pense pas à moi forcément. Dans le scénario du prochain film que je viens de finir, pour le moment, je n'ai pas de rôle. Et j'ai démarré le casting de Volubilis en essayant d'autres comédiens. Ce qui n'était pas le cas sur Mort à vendre où la décision a été prise très vite avec le producteur, que je fasse le personnage. Jouer dans mes films, ça n'a jamais été non plus une nécessité de dernière minute donc du coup, c'est un choix qui est venu s'imposer à moi, et un peu à l'équipe. Sur Volubilis cette décision a été prise à un moment très avancé de la préparation.
Alors, à partir de quel moment avez-vous décidé de vous mettre dans le costume du personnage d'homme parvenu qui maltraite le héros de Volubilis ?
J'aime bien quand le personnage est très différent de moi. Ça m'intéresse quand je peux trouver une idée par laquelle je peux incarner le rôle. Ça m'intéresse réellement quand je trouve le geste, l'attitude, la manière de parler, la manière d'être. Être le personnage et l'incarner. C'est vrai que quand je trouve ça, l'acteur en moi a envie… Il y a un vrai désir de faire, d'essayer quelque chose. Ça naît de choses très petites, d'une idée, comme par exemple la scène des gifles qui n'était pas dans le scénario. Elle n'était pas écrite comme ça mais elle a été pensée entre l'acteur et le réalisateur quelque part. C'est une idée des deux. Il y en a plusieurs comme ça qui sont des idées des deux. Ce sont des choses qui participent au désir de la tentative. Par exemple, il y a ce plan séquence de trois minutes qui ouvre la fête qui est à la fin de Volubilis. Le régler en étant dedans, c'est un challenge qui m'intéresse, une espèce de défi parce que c'est encore une difficulté supplémentaire, de le régler et d'être dedans. Ce sont des défis mais c'est aussi dans le sens ludique, pas des choses très lourdes même si c'est lourd par essence, c'est normal. On règle un plan qui en plus, balaie l'espace en 360°, du coup c'était même difficile de cacher des choses. Pour placer les projecteurs, c'était compliqué parce qu'il fallait que tout soit en haut, que rien ne soit sur pied. Et même des projecteurs ont été déplacés pendant que la caméra tournait. Ce sont des choses comme ça qui sont assez stimulantes et excitantes à faire.
Surmonter les freins de diffusion actuels
La circulation de Volubilis à travers les festivals et les salles du monde correspond à ce que vous attendiez ?
Oui, mais c'est vrai que pour le moment, ça suit un peu le cours des autres films. C'est-à-dire que tous les films se sont retrouvés aux festivals de Cannes, Venise ou Berlin. Volubilis a fait Venise, une deuxième sélection après WWW. What A Wonderful World.
Après on peut dire qu'il y a comme ça, un circuit de festivals. Donc on est un peu dans la même configuration avec évidemment, une réalité qui est la difficulté de la distribution aujourd'hui. Disons les choses : c'est plus difficile aujourd'hui qu'il y a 15 ans quand j'ai commencé. Il y a de plus en plus de films, de moins en moins de salles. Les distributeurs réfléchissent trois ou quatre fois avant de prendre un film donc du coup, c'est vrai que ce n'est pas aussi simple qu'avant. Surtout quand ce sont des films comme je fais, qui ne sont pas, et ne veulent pas, être très reconnaissables. Ce ne sont pas forcément des films qui viennent comme ça, d'une partie du monde précise, en cochant des cases précises, dans des attentes précises. Donc les films jouent avec ça et ne veulent pas être là simplement comme on les attend. Ça ne veut pas dire qu'ils ne portent pas les questions importantes qui habitent le monde. Mais ils ne veulent pas venir comme ça, de manière trop prononcée d'une géographie cinématographique. Du coup, c'est vrai que ça aussi, je pense que ça pose un problème, de comment les distribuer, comment les présenter. Ça, je le remarque. Par exemple, je vois un peu le temps qui passe entre le premier grand festival et la sortie en salles. Ça prend maintenant un peu plus de temps qu'avant.
Et pourtant Volubilis traite d'un sujet très social et actuel : la fracture sociale au Maroc. Ne peut-on dire qu'il est même peut-être plus social que les autres films qh4> faits avant ?
Exactement, c'est vrai. Ça, c'est juste. La chose dont je suis le plus content, c'est que des gens réagissent au Maroc mais aussi au-dela. C'est à dire que c'est vrai que c'est sur la lutte des classes qui revient au Maroc, mais qui revient ailleurs aussi. L'actualité politique, économique du monde nous mène vers ça. Du coup, c'est un film qui parle aux gens. En le présentant ailleurs je constate que les gens reçoivent cette fracture, la richesse des riches et la pauvreté des pauvres. Cet abîme qui est en train de séparer les classes sociales fait que le film touche. Mais il n'y a pas que mon film, je pense qu'il y en a d'autres. Après, c'est l'accès aux salles, c'est l'accès au public qui fait la différence. Des fois, on tombe sur des films et on se dit que ce sont des films qui peuvent parler au public. Après il faut voir comment la communication, les médias, nous traitent. Je pense que l'espace - qui a été possible sur les médias ouverts à nos films - s'est un peu réduit. Mais il s'est réduit même sur le cinéma d'auteur d'une manière générale… Nous qui travaillons dans les pays du Maghreb, on est les prolétaires, et même les sous-prolétaires du cinéma d'auteur. Du coup, on se retrouve dans des financements difficiles et dans des expositions plus difficiles qu'avant.
Produire un spectacle exigeant
Est-ce que ça a été difficile par exemple, de monter la production de Volubilis ?
Je ne sais pas si je peux dire que ça a été difficile parce que je dois me considérer plutôt comme devant moins me plaindre que d'autres. On a réussi à coproduire le film entre la France et le Maroc en ayant ce qui est possible. C'est-à-dire qu'on a eu l'apport du Centre du Cinéma Marocain, le CNC, Cinémas du Monde, la Francophonie, en ayant aussi un vendeur international, un distributeur… Donc je n'ai pas à me plaindre. Mais j'ai l'impression qu'il y avait des ouvertures plus grandes avant qu'aujourd'hui. D'ailleurs, quand je vais aux Cinémas du Monde pour avoir des aides, il y a Wim Wenders qui y va aussi, comme Nanni Moretti. Avant, je ne suis pas sûr que des cinéastes qui sont sur le marché soient venus aussi pour obtenir ce fonds. Ça dit quelque chose sur l'économie du cinéma, je crois...
Et cette situation pourrait vous inciter à faire des films plus accessibles au public ?
C'est là où il y a un problème peut-être. Je pense profondément que mes films sont des films ouverts sur le public. Ce sont toujours des films qui tiennent compte du spectacle. Je viens du spectacle et je fais du spectacle, de fait. Je viens du théâtre et même dans le théâtre que je faisais, c'était toujours un théâtre qui pensait au public même si je ne voudrais pas dire ça comme ça car ça fait un peu démagogique. Quand on fait, on fait, et le grand plaisir c'est de faire d'abord. Après, on est très heureux si le public vient, mais moi ce n'est quelque chose à laquelle je pense pour faire mes films. Je pense profondément que je suis un homme de spectacle d'abord et du coup, c'est vrai que les questions du spectaculaire m'intéressent beaucoup, les questions du rythme, les questions de l'accès à l'émotion du spectateur… Elles font partie de mon travail. Donc c'est juste une histoire de rencontre avec le public.
Approfondir la diversité des genres
Avez-vous changé votre manière de travailler au fil des films, ou employez-vous toujours le même axe de création ?
Moi, je change tout le temps. D'un film à un autre, je change. Après j'ai l'impression, et les gens le disent aussi, qu'avec mes quatre longs-métrages, il y a des choses communes et des lignes directrices qui reviennent. Pour aller vite, je dirais que Mille mois est un film dans une époque particulière, un film politiquement engagé qui interrogeait presque le film politique. De manière très douce, pas très frontale. J'ai un peu évité les scènes clés du film politique, par exemple la scène de manifestation. Il y a beaucoup de choses comme ça sur lesquelles j'ai travaillé, je l'espère, en finesse, en me demandant que faire, qu'éviter, que montrer, comment réinterroger ce genre de film politique, arabe, social… Après, WWW. What A Wonderful World était un film totalement "barge", personnel. C'est une espèce de polar sentimental qui interrogeait, qui reprenait, recyclait le cinéma muet, les images pixellisées d'internet, qui allait dans une espèce de "modernité foutraque" qui ressemblait à Casablanca. Il ressemble à ce que les villes comme Casablanca sont aujourd'hui. C'est à dire que ce sont des villes qui ont rattrapé un retard mais qui l'ont rattrapé vite et donc elles sont dans une modernité qui côtoie les traditions. Ce sont des villes qui ont sauté des étapes et donc cette espèce d'appropriation des technologies et le reste, le film en fait quelque chose.
Mort à vendre est un film où je voulais voir ce que je peux faire avec le classicisme, si je peux dire, le film noir. C'est un film qui reprend les codes, les clés, les scènes comme celle de l'attaque de la bijouterie, le coup monté, le dernier coup monté autour duquel se réunissent un groupe d'amis. Ils font ce coup, qui tourne mal évidemment. Par exemple, filmer ou pas l'intérieur de la bijouterie était une des questions qui sont stylistiquement importantes et que je me suis posé en tant que cinéaste. Donc je fais un film classique mais je ne fais pas un film académique. Et Volubilis n'est pas loin de cette réflexion parce que c'est aussi un film qui va interroger en douceur, le mélodrame arabe. D'ailleurs, on reprend quelques musiques clés comme ça mais je les place dans une réalité qui le perturbe, qui le contamine. Donc voilà, je continue à faire un travail comme ça très personnel, et très lié au cinéma quelque part.
Et quelle direction va prendre le prochain film alors ?
Je pense que je reprends des libertés plus grandes avec le récit. Avec Mort à vendre et Volubilis, j'étais dans une sorte d'approche où je voulais m'attaquer aux classiques. Mais en m'attaquant aux classiques, je fais de l'expérimental parce que j'expérimente le classique, si je peux dire… Mais je pense que sur le prochain, il y a une volonté de revenir peut-être à une liberté plus grande dans le récit, moins linéaire que ce qui a été assumé sur les deux derniers longs-métrages.
Il vous faut du temps avant de concevoir un film ?
Ça dépend. Je crois que le temps part plus dans la recherche de l'argent. C'est plus ça qui prend du temps et je crois que moi, je suis un cinéaste prêt à faire un film chaque deux ou trois ans. C'est mon rythme naturel. Je pense que les deux derniers films ont pris un peu plus de temps de financement. Mais c'est vrai que j'ai joué des rôles pour d'autres cinéastes plus qu'avant ces derniers temps, que dans ma vie personnelle, j'ai eu des enfants… Je pense que ça a pris aussi un peu plus de temps… Mais je crois que mon rythme naturel serait de trois ans entre les films.
* Lors du 19ème Festival national du film de Tanger (9 au 17 mars 2018), Volubilis a obtenu : le Grand Prix du festival, le Prix du scénario, le Prix du 1er rôle féminin à Nadia Kounda, le Prix du 1er rôle masculin à Mohcine Malzi, le Prix de la musique originale à Mike et Fabien Kourtzer.
Il a reçu le Prix de la critique pour le film de long-métrage, et le Prix des Ciné-clubs.
** Les rôles principaux de Volubilis sont interprétés par Mohcine Malzi, Nadia Kounda, Abdelhadi Talbi, Nezha Rahil et Faouzi Bensaïdi.
*** Le Festival des cinémas arabes s'est tenu à l'Institut du Monde Arabe, à Paris, du 28 juin au 8 juillet 2018. Il succède à la Biennale des cinémas arabes, établie au même endroit entre 1992 et 2006.
Cette première édition présentait plus de 80 films, fictions et documentaires, courts et longs-métrages, tous produits ces deux dernières années. Des hommages étaient rendus : au Libanais Jean Chamoun et à l'Algérien Mahmoud Zemmouri, récemment disparus. Un Regard particulier était accordé au cinéma saoudien. Des rencontres professionnelles et des ateliers cinéma étaient organisés, parallèlement aux projections publiques.
Le jury de la Competition officielle, présidé par Faouzi Bensaïdi, a remis le Prix IMA à Affabilité de Ahmed Nader, Egypte, et Land of Our Fathers de Ulaa Salim, Irak.
**** Volubilis est une coproduction entre la France, le Maroc et le Qatar via les structures : Barney Productions, Mont Fleuri Production, Shadi Films, Doha Film Institute, avec le soutien de l'OIF. Le film est distribué par ASC Distribution, Paris.
par Michel AMARGER
(Africiné Magazine / Paris)
pour Images Francophones
Image : Faouzi Bensaïdi, réalisateur, scénariste et acteur marocain
Crédit : DR / gracieuseté Agence Artmédia