Entretien avec Dieudo Hamadi sur son nouveau documentaire Kinshasa Makambo
De film en film, le cinéaste s'affirme comme une figure émergente du cinéma congolais. Porté par sa reconnaissance internationale, il s'invite dans les émeutes de rues pour questionner le pouvoir.
Caméra au poing, Dieudo Hamadi explore avec ténacité le fonctionnement de la société en République Démocratique du Congo. Après avoir suivi des élections municipales pour Atalaku, 2013, la condition d'étudiants mobilisés pour défendre leur place dans Examen d'État, 2014, ou l'action exemplaire d'une policière en faveur des femmes avec Maman Colonelle, 2017, le réalisateur poursuit sa démarche documentaire avec Kinshasa Makambo, 2018, qui signifie "Kinshasa casse-tête" (en lingala). Le point de départ, c'est le report répété des élections présidentielles qui auraient dû se tenir en 2016, puis en décembre 2017, prévues désormais en décembre 2018, avec possibilité de report…
En s'accrochant au pouvoir, et s'arrangeant avec la Constitution, le président Kabila diffère la consultation démocratique tant attendue, en suscitant la colère des jeunes Congolais. C'est cette situation que Dieudo Hamadi filme en 2016, en s'immisçant dans les manifestations de plus plus en plus fortement réprimées par le pouvoir Au fil des jours et des heurts avec les forces de l'ordre à Kinshasa, il y a des voitures brûlées, des gaz lancées, des coups de feu, des morts qu'on aperçoit sur des photos insérées dans le film.
Dieudo Hamadi ne se contente pas de suivre les manifestations, il assiste aux meetings d'Etienne Tshisekedi, leader historique de l'UDPS, emprisonné pour ses options politiques, réfugié en Belgique, revenu pour prendre part aux élections. L'opposant radical assouplit sa position en acceptant peu à peu le principe de négociations avec les autorités, ce qui laisse les jeunes militants déconcertés, mais résolus à continuer le combat. Surtout lorsqu'on apprend que la maladie a emporté le leader, soigné en Belgique.
Kinshasa Makambo s'attache ainsi à trois jeunes contestataires, proches du réalisateur, dont on suit quelques rencontres et discussions passionnées. Christian est mobilisé pour intervenir dans les rues, au grand dam de sa mère, Jean-Marie sort de prison où il a été torturé pour ses idées, en cherchant à reprendre la lutte. Ils sont rejoints par Ben, parti en exil en 2015, revenu lui aussi pour contester le pouvoir. En captant leurs espoirs, leurs doutes, leurs esquisses de stratégie pour relayer l'action des militants de l'UPDS, Dieudo Hamadi n'hésite pas à intervenir pour aiguiser les questionnements.
Le documentaire se définit ainsi comme un outil de réflexion, d'information mais aussi de création pour faire partager à un large public une inquiétude manifeste sur le fonctionnement politique de la RDC. L'accueil de Kinshasa Makambo à la Berlinale 2018, en Allemagne, où il a été dévoilé, au Cinéma du Réel à Paris, où il était en competition, comme dans les autres festivals internationaux où il circule, confirme l'efficacité de la démarche de Dieudo Hamadi. Nous l'avons rencontré pour faire le point sur sa position de cinéaste, en abordant la portée de Kinshasa Makambo.
Produire un documentaire proche de la jeunesse
Dans quelles conditions de production avez-vous monté Kinshasa Makambo ?
Cette fois, pour ce film, il y a plus ou moins plusieurs dizaines de producteurs internationaux notamment la France, la Suisse, la Norvège, l'Allemagne et bien évidemment le Congo. Et il y a d'autres contributeurs, des producteurs associés (*). Ce qui fait que ça a été un projet plutôt bien financé. On a eu Arte quand même, ce qui nous a permis de décoller très vite. Par contre, le projet lui-même a été quand même difficile parce qu'il traite de la situation des élections au Congo. Les élections qui normalement, devaient avoir lieu mais qui n'ont pas eu lieu. Le tournage s'est déroulé dans une situation assez tendue. Donc on a eu de l‘argent mais pour un tournage très très difficile. Mais après tout, on a pu finir le film et là, on est prêt à pouvoir le sortir dans le courant de cette année.
Peut-on dire que Kinshasa Makambo est un prolongement de ce que vous avez observé pendant Atalaku ?
Ah non, cette fois, c'est un autre regard. C'est un film sur des jeunes. C'est un film de combat, sur des jeunes un peu comme moi qui réclament les élections parce que ça va faire pratiquement trois ans qu'on devrait avoir des élections qui n'ont pas malheureusement eu lieu. Et il y a des jeunes comme ça au Congo, qui s'organisent pour essayer en tous cas de faire pression sur les autorités du pays, en vue de pouvoir organiser les élections. C'était ça et c'étaient ces combats que j'ai suivis dans les rues de Kinshasa pendant toute l'année 2016.
Constituent-ils un parti finalement, pour arriver à quelque chose ?
Non, et c'est ça qui est intéressant. Il y en a même certains qui les traitent de rêveurs parce qu'il n'y a pas beaucoup de logique parfois dans tout ce qu'ils font. Parfois, il y a de l'impréparation, et souvent même beaucoup de passion mais le fond, c'est qu'ils ont besoin que leur pays ressemble à d'autres pays où à la fin de chaque mandat, il y a des élections qui sont organisées. Ils y tiennent et ils se battent parfois au péril de leur vie, pour que cela puisse avoir lieu aussi au Congo. C'est ça, l'histoire du film.
Mais quel est le moyen de pression de ces jeunes révoltés ?
La rue. Mais c'est vraiment l'improvisation totale. Il y en a qui sont arrêtés, d'autres qui sont portés disparus, d'autres encore en exil. En tous cas, quand c'est possible de manifester dans la rue, ils le font sinon ils sont sur Facebook, ils font des pressions dans les réseaux sociaux, ou ils s'allient avec d'autres mouvements de pression… C'est complètement de l'improvisation mais ils sont là et ils continuent à lutter.
Vous avez pu les suivre à divers stades de leur combat ?
Exactement. En fait, j'en connaissais déjà quelques-uns depuis trois ou quatre ans, et au début de 2016, j'en ai choisi quelques-uns que j'ai accompagnés tout le long de l'année pour voir ce qu'ils allaient vivre par rapport à ces élections.
Adopter un point de vue
Et pour ce film, avez-vous tenu à faire l'image vous-même comme pour les précédents ?
Oui, c'était le moyen encore une fois, le plus adapté pour être au plus proche d'eux et courir moins de risque aussi parce que parfois, dans les rues de Kinshasa, ça tire pour de vrai. Je pense qu'il vaut mieux passer pour un des manifestants que pour un journaliste, ou un cinéaste. Une caméra, ça peut être dangereux dans les rues de Kinshasa. Donc c'était bien d'avoir une petite caméra et d'être pratiquement seul, pour être plus souple quand ça bardait dans les rues.
Du coup, vous avez fait presque partie du groupe. Vous étiez intégré dans le groupe ?
Voilà, exactement. Et c'était pour moi l'intérêt de ce film là, de vivre un peu ce que ces jeunes vivent de l'intérieur, et de les accompagner comme ça.
C'est pour ça que le côté adverse qui leur fait face, n'est jamais vu ? Pourquoi rester exclusivement à l'intérieur du groupe ?
C'est difficile de filmer l'autre côté parce que ce sont des autorités. C'est l'armée, c'est la police et c'est énormément de démarches à faire en amont pour obtenir les autorisations nécessaires pour par exemple, faire partie d'une patrouille de la police congolaise ou de l'armée congolaise. Par contre, de l'autre côté, ce sont mes amis, ce sont des gens qui me connaissaient et que je connais, et avec lesquels on est plus ou moins dans la même situation. Donc c'était plus facile pour moi d'être d'un côté plutôt que de l'autre.
Finalement, vous êtes comme un franc tireur... Vous préférez vous passer des autorisations et être avec les gens que vous filmez ?
Déjà, ce n'est pas obligatoire d'avoir des autorisations pour filmer à Kinshasa, au Congo ou ailleurs. Etant Congolais, ce n'est pas indispensable… Par contre, dans des moments pareils, surtout quand vous voulez faire partie du groupe de la police ou de l'armée pendant qu'ils font leur travail sur le terrain, effectivement, c'est peine perdue… C'est très rare qu'on accorde une autorisation, à moins que ce soit une chaîne très reconnue mondialement parce que effectivement, il y a des journalistes de médias importants qui arrivent à accompagner des policiers dans les rues de Kinshasa pendant les émeutes. Mais un cinéaste… Déjà, c'est quoi ce mot vague pour l'administration au Congo ? Alors, demander à accompagner une action de police et tout… Je pense que vous gagnerez plus à commencer tout de suite à filmer une émeute que de passer par des bureaux pour tenter d'obtenir des autorisations pour accompagner des policiers. Donc pour moi, c'est une décision que j'ai prise très vite. Je vais suivre des gens que je connais mais qui ne me demandent pas beaucoup de paperasse pour pouvoir les accompagner.
Le Congo sous tension
Trouvez-vous que la situation s'est tendue au Congo, particulièrement à Kinshasa ?
Ca va un peu crescendo là, parce que avec l'annonce du calendrier électoral, on a pensé un moment que ça allait calmer les esprits et maintenant qu'on allait sereinement vers les élections parce que cette fois, c'est fixé pour décembre 2018. Malheureusement, au début de l'année, il y a eu encore d'autres émeutes à Kinshasa. Cette fois, c'est un groupe de catholiques qui sont à la tête de cette contestation et tout ça ne présage rien de bon, en fait. On espère qu'on arrivera sain et sauf en décembre pour que finalement, on puisse participer à ces élections que tout le monde réclame à cor et à cri.
Ne trouvez-vous pas que les conditions soient précaires pour que ce soit vraiment démocratique ? Ne pourrait-il pas se passer beaucoup de choses d'ici à décembre 2018 ?
Une chose est sûre, si ces élections avaient lieu, ça apaiserait beaucoup les esprits, même si elles ne se faisant pas dans les conditions requises. Le fait que le gouvernement ou la CNI, l'organe qui pilote ce processus, fait qu'ils tiendraient parole par rapport à leurs promesses d'organiser les élections à la fin de cette année, pourrait contribuer à apaiser les esprits et un tant soit peu, à faciliter le retour de la paix.
Est-ce exprès que votre film soit prêt à circuler dans la période pré-électorale ?
Les films sont faits pour être vus.
Et débattus ?
Et débattus !
Une diffusion volontaire
Mais comment pouvez-vous aujourd'hui, montrer un film comme ça à Kinshasa ou au Congo ?
Je peux utiliser le même circuit, les mêmes moyens que j'ai déjà employés pour les autres films. Ça veut dire le montrer dans les centres culturels, des écoles, des universités. J'ai toujours fait des films comme je les ai toujours sentis. J'ai toujours fait des films qui parfois, dérangent, ou qui ne plaisent pas. Mais j'ai toujours tenu à les montrer au Congo. Ca peut paraître paradoxal, mais les autorités au Congo, n'y voient pas beaucoup d'inconvénients. A la fois ils ne vous aident pas à faire vos films, mais ils ne vous empêchent pas non plus de les faire, ni de les montrer. Je me rappelle une fois, en 2011, j'avais fait un film sur les élections de cette année là, tout le monde à la sortie du film, pensait que j'aurais eu des problèmes et ce genre de choses. Au contraire, j'ai même été le montrer à quelques autorités qui avaient accepté l'invitation. Ils ont dit ce qu'ils pensaient du film mais sans plus, sans forcement m'obliger à ne pas le montrer… Voilà, donc cette fois, si l'occasion me le permet, je le montrerai encore et éventuellement ça pourra créer ou provoquer un peu le débat. C'est un peu pour ça que je fais des films aussi.
Votre détermination à faire des films s'accentue au fil des films ?
Déjà, est ce que je suis déterminé à faire des films ? Je ne le sais pas moi-même. Mais je pense juste que j'ai de plus en plus envie de faire des films. C'est plus de cet ordre là. Je pense qu'il y a tellement de choses à raconter au Congo, et pas forcement dans ce qu'on vit actuellement, par rapport à l'actualité politique. Par exemple, tout récemment je feuilletais quelques livres d'histoire, j'ai découvert des situations, des histoires très croustillantes à raconter, et qui pourraient passer par la fiction par exemple. Pour moi, je ne me donne aucune limite, du moment où j'ai de bonnes idées, ou j'ai cette envie, où j'ai un peu de force pour le faire, oui je continuerai à le faire, à faire des films.
Renforcer les liens entre cinéastes
La collaboration avec d'autres cinéastes comme Joël Akafou pour qui vous avez cadré Vivre riche (**), en Côte d'Ivoire, peut-elle développer votre action, intensifier l'écho que vous avez avec votre travail ?
C'était une expérience déjà extraordinaire. Tout bêtement, je n'avais jamais été à Abidjan et c'était très très agréable pour moi, de découvrir cette ville qui ressemble vachement à Kinshasa...
Parce que c'est "chaud" Abidjan aussi, comme ville ?
C'est quelque chose de vivant et ça fait partie de l'Afrique. Le fait d'avoir collaboré avec Joël Akafou mais aussi avec ses producteurs, effectivement, ça m'a fait prendre conscience de ce que justement, en travaillant ensemble, ce que ça pourrait devenir pour plus tard. Le fait de se renforcer les uns les autres comme ça, pour raconter nos propres histoires, je pense que c'est une belle perspective. Si j'étais conduit à le faire encore, je le ferai avec plaisir.
Est-ce quelque chose que vous pourriez prolonger avec d'autres gens ?
Parfaitement.
Surtout avec des cinéastes qui sont en affinité avec votre regard ?
Oui parce que j'ai été sollicité par des producteurs qui connaissaient bien mon travail. Donc c'est vrai qu'on ne peut pas me mettre dans n'importe quel projet parce que j'ai une certaine façon de voir les choses et qui peut paraître " inappropriée " pour certains projets. Mais du moment où ma façon de voir ou de filmer, ou de raconter des histoires, peut intéresser un producteur ou un réalisateur qui voudrait que je l'assiste ou que je l'accompagne, oui je le ferai avec plaisir.
Trouvez-vous qu'il y a beaucoup de collaborations comme ça, qui se tissent sur le continent africain pour défendre les images ?
Sur le plan africain, je ne sais pas encore. Mais par contre, il y a quelque chose qui se passe au Congo où je vois de plus en plus des réalisateurs, des techniciens, qui travaillent, qui se donnent la main sur des projets des uns et des autres. Ce qui fait que de plus en plus de films se tournent et de plus en plus facilement, ce qui est étonnant. Et ça, je pense que ça peut à terme, aboutir à quelque chose d'intéressant en terme même d'industrie. Je trouve ça très bien et si c'est le cas dans d'autres pays en Afrique, c'est quelque chose à encourager, je trouve.
La solidarité entre les cinéastes, les uns envers les autres, vous y croyez ?
En tous cas, je pense que c'est une bonne chose. Ca crée une belle dynamique qui fait qu'on se tire tous vers le haut. C'est déjà quelque chose de positif.
par Michel AMARGER
(Africiné Magazine / Paris)
pour Images Francophones
(*) Kinshasa Makambo est produit notamment par Kiripifilms, Les Films de l'œil sauvage, ainsi que ARTE France, RTS Cinéma, Al-Jazeera, Alva Films, Bärbel Mauch Films, Mutotu Productions, et le CNC, Office France de la Culture, Région Ile de France.
(**) Vivre riche, de Joël Akafou, 2017, Burkina Faso / France / Belgique, est un documentaire sur les "brouteurs" d'Abidjan qui essaient de soutirer de l'argent par internet, en séduisant et apitoyant des femmes occidentales compatissantes.
Image : Le réalisateur congolais Dieudo Hamadi
Crédit : DR