Bobo Dioulasso / Bordeaux, collaboration autour du film écologique d’Abraham Fofana, avec Pierre Rabhi
Plongée équilibrée dans le monde des pesticides qui font des ravages visibles et invisibles au Burkina, le documentaire est monté sur les berges de la Garonne, par Marthe Poumeyrol (3è Porte à Gauche).
(article mis à jour le 9 juillet 2015, à 22h27)
Un film sur l’environnement, avec le philosophe Pierre Rabhi
Bagadji, les Poisons est le second documentaire de Abraham Fofana, Guinéen établi à Bobo Dioulasso, Burkina Faso. Le réalisateur interroge agriculteurs, revendeurs de pesticides toxiques et médecins. « J’ai acheté un terrain de 4 hectares à Bobo Dioulasso. En discutant avec mes voisins, il s étaient toujours intéressés de savoir le dernier produit à la mode qui permettait de produire rapidement. J’ai découvert la toxicité de ces pesticides dont je gardais l’emballage et en interdisant formellement à mes assistants de les utiliser dans mon champ » résume le réalisateur guinéen. Sa femme, Européenne, le convainc d’aller plus loin, au prisme de son métier : le cinéma. Il se lance aussitôt ; ce qui explique que pour l’heure le film est entièrement autoproduit. La plupart des témoins lui demandent s’il connait Pierre Rabhi, philosophe, auteur de plusieurs ouvrages et au cœur de nombreux films où il défend une agriculture raisonnée. L’occasion se présenta à Ouaga, avec le philosophe français, né en Algérie, qui vient souvent sur les terres africaines afin de transmettre sa propre expérience d’agriculteur. Abraham Fofana réside à Bobo Dioulasso, assez distant de Ouagadougou, la capitale burkinabée ; il trouve néanmoins un collègue pour lui filmer la conférence de Pierre Rabhi qui devient témoin dans le film Bagadji, les Poisons.
« Moi, le cinéma, c’est une passion, un rêve d’enfance. Depuis que je suis gamin, je ne rêvais que de faire ce travail. Je suis allé au lycée ; je n’ai pas eu mon bac, mon premier bac. J’ai décidé d’arrêter et de me consacrer au cinéma. J’ai écrit à une école au Etats-Unis qui m’avait accepté ; ils m’ont même envoyé le certificat. Mais comme mes parents n’avaient pas les moyens, j’ai pris la route comme les clandestins pour aller [étudier le cinéma] en Europe. J’ai fait dix ans au Maghreb ; je n’ai pas pu entrer en Europe. Je me suis retourné pour aller faire le cinéma au pays. C’est pour ça que je suis installé au Burkina » raconte Abraham Fofana, réalisateur guinéen.
Il coécrit Le Bois de la Survie, avec Monica Blanc Gomez, un documentaire de 56 minutes sur la vente du bois de chauffe qui est le seul moyen de survie de nombreuses femmes burkinabées... mais les forêts sont aussi la survie de l'humanité ! Le film est en compétition dans la section Films Documentaires, au FESPACO 2013 où il décroche deux prix spéciaux : le Prix de l'Espoir et le Prix Initiative Pauvreté-Environnement / Banque Mondiale. Avant cette prestigieuse sélection au 23e Festival Panafricain du Cinéma et de la télévision de Ouagadougou, Abraham Fofana a entamé sa carrière de cinéaste par l'assistanat en réalisation sur L'amour en cage (2009) suivi d'une série de cinq films d'animation intitulées L'Afrique animée (2010). Dès 2010, il réalise Le SIAO c'est…, et trois films en 2011 : A table !, News Reels et She Days.
« Après avoir fait mes images [pour le film Bagadji], j’étais à la recherche de soutien, de fonds, pour le montage. Marthe [Poumeyrole] et moi, on est en bonne relation. On travaillait sur un autre projet ensemble [un portrait documentaire sur Ellen Johnson Sirleaf, présidente libérienne, NDLR]. Je savais qu’elle était monteuse, qu’elle pouvait monter. Du coup, je lui ai envoyé un mail pour lui dire « tu m’aides à monter mon deuxième documentaire que j’ai fini ? ». »
Marthe Poumeyrol a eu sa Licence à la Fac de cinéma de l’Université de Bordeaux 3 Michel de Montaigne (actuelle Université Bordeaux Montaigne), puis un Master Recherche cinéma (Université Paris 7) et enfin un Master Professionnel en Réalisation documentaire à CREADOC (Angoulême, Université de Poitiers). « J’ai fait mon stage à Radio Burkina, pendant mes études. C’était il y a cinq ans » confie la jeune femme qui tournera à cette occasion un film : Du bout des doigts (22 minutes). Son documentaire porte sur un centre de formation à la couture, à Ouagadougou (Burkina Faso), où des jeunes filles apprennent un métier qui leur donne les moyens de leur indépendance. « Je cherchais un logement. À l’époque, Abraham habitait à Ouaga, sa colocataire partait quelques jours après mon arrivée et on a fait la passation. On a vécu ensemble un mois à Ouaga. On ne se connaissait pas du tout. En fait, il faisait du documentaire aussi. C’est donc une heureuse rencontre, mais complètement par hasard. Après, on a gardé le contact », ajoute Marthe Poumeyrol. Un an plus tard, en 2011, elle retourne en Afrique, cette fois au Sénégal, pour un stage de montage, au sein de la société Les films de l'Atelier (Gora Seck & Sellou Diallo, Dakar) où elle monte un documentaire sur les danses contemporaines africaines.
Bordeaux, la ville préférée des Français
C’est un sondage largement diffusé dans la presse hexagonale la dernière semaine de juin 2015 qui l’affirme : Bordeaux est la ville préférée des Français en 2015. Deuxième derrière Paris en 2013, elle a dépassé la capitale en 2014, pour rempiler : sa qualité de vie et son cadre sont loués. La physionomie et la sociabilité du Port de la Lune (surnom de la capitale girondine) a été modifiée par l’arrivée du tramway ; le cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun le capte finement dans Sexe, Gombo et beurre salé, sa truculente comédie coécrite avec Isabelle Boni-Claverie. Le « Copenhagenize index 2013 » classe Bordeaux comme la quatrième ville la plus cyclable au monde et salue le double système de prêt de vélos et son réseau de pistes réservées.
Les professionnels du cinéma sont aussi séduits par Bordeaux et leur interlocuteur privilégié est la Région Aquitaine, dirigée par la Gauche. Membre de l’équipe de campagne de François Hollande en 2012, le Socialiste Alain Rousset préside l’Association des Régions de France, ARF ; il est Président du conseil régional d'Aquitaine. La Région - qui va bientôt fusionner avec le Poitou-Charentes-Limousin - est un partenaire décisif, pas seulement pour accompagner la transformation de la ville. En matière culturelle, son action passe par l’Agence Écla (Écrit, cinéma, livre, audiovisuel en Aquitaine), surtout que le bilan d'Alain Juppé sur le plan culturel est relativement terne (les projets grandiloquents sont privilégiés par rapport à un soutien efficace aux acteurs de terrain). L'Aquitaine a de quoi briller. Jeanne d’Arc (Luc Besson) au Château de Beynac et Sarlat, Les Visiteurs de J.-M. Poiré, Le Pacte des loups de Christophe Gans, les deux versions de Jacquou le Croquant, Les Misérables de Robert Hossein ont été tournés dans le Périgord noir (la couleur est donnée ici par la truffe, richesse gastronomique). On peut ajouter plusieurs films de Claude Chabrol ainsi que Jean Galmot aventurier (André Maline), avec Christophe Malavoy, Roger Hanin, Jean-Michel Martial, Ambre Thiaw et Karine Silla, tourné en partie aussi en Guyane.
Si l’Aquitaine est si attrayante c’est que la Région soutient financièrement les tournages. Les retombées directes et indirectes (hôtel, restauration, transport, taxes, comédiens et techniciens locaux) sont énormes. Les pays du Sud (continent africain, …) n’ont pas saisi toute l’importance de l’industrie culturelle et surtout les immenses enjeux économiques. Ce n’est pas le cas de l’Hegaxone. Valérian, prochain film de Luc Besson (170 millions d’euros, le plus gros budget français de tous les temps) était réputé perdu pour la France, au profit des plateaux de tournage de la Hongrie (une marge de 15 millions, soit presque 9% du budget en moins) ; les négociations seraient en cours, selon certains confrères.
Si les Français aiment Bordeaux, les cinéastes africains l’adorent également, pour le cadre et les possibilités professionnelles. Le cinéaste burkinabé Dragoss Ouédraogo (Den Baya, le massage des enfants, 1992, ….) y vit depuis les années 70 et il enseigne le cinéma, l’anthropologie et les études interculturelles à l’Université de Bordeaux 2 ainsi qu’à celle de Bordeaux Montaigne. Plusieurs films documentaires y ont été montés (pour beaucoup par Jean-François Hautin, Smack Productions repris par VraiVrai Films de Florent Coulon représenté par Faissol Gnolonfin établi à Mérignac, ville attenante). Le représentant africain à la Compétition officielle de Cannes 2015 a été post-produit à Bordeaux : Lamb, de Yared Zeleke (Éthiopie), sélectionné à la Section Un Certain Regard, en Première Mondiale.
Le réalisateur éthiopien est coproduit par Dublin Films pour raconter l'histoire d'Ephraim, un garçon de neuf ans, et de son inséparable brebis Chuni, dans les terres volcaniques d'Éthiopie. Dublin Films a coproduit Pasolini, le dernier long-métrage du réalisateur américain Abel Ferrara (2014), avec le soutien de la Région Aquitaine. Dirigée par David Hurst et Fabrice Main, la société bordelaise a produit le très beau court métrage Kédéba de la réalisatrice Elhachmia Didi-Alaoui ; fiction dont l’action se déroule à Pau, France, sur une jeune écolière tiraillée par l’absence de son père et les souvenirs d’Algérie. Dans son catalogue diversifié, il y a aussi le documentaire tourné au Rwanda Lionnes : enquête sur une reconstruction au féminin réalisé par Frédéric Kristiansson avec Rodrigue de Ferluc sur le formidable travail de résilience de femmes qui ont survécu aux viols et au génocide mené par les Hutus. Soutenues par le nouveau pouvoir rwandais, elles rappellent avec fierté que leur pays est le premier au monde en nombre de femmes élues députées, ce qui permet des lois plus protectrices et plus dures contre le viol qui est un crime abominable.
Pendant son séjour de travail, Yared Zeleke a même animé une programmation spéciale autour de Teza (Haile Gerima, qui a lancé un crowdfunding encore en cours : à soutenir !!), Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty et Tey d’Alain Gomis, au cinéma Utopia. Vaisseau amiral du cinéma indépendant, logé dans une ancienne église au cœur du vieux Bordeaux, Utopia est une des grandes richesses de la ville avec une équipe de passionnés (soudés autour de Patrick Troudet et Isabelle Warin) qui proposent une sélection de films variés dont on sort le plus souvent émus sinon plus intelligents. Il est garanti sans 3D.
Mahamat-Saleh Haroun est venu vivre à Bordeaux en 1982. Curieusement, la ville est présente de manière assez parcellaire dans son cinéma : une chambre dans Bye Bye Africa et Sexe Gombo et beurre salé (avec Mata Gabin, Marius Yelelo, Aïssa Maiga, Diouc Koma, Claudia Tagbo) téléfilm tourné en grande partie à Cenon, ville périphérique dont le maire alain David lui a décerné le titre de Citoyen d'Honneur. B300, son court métrage de fiction avec ses deux enfants, fait exception.
Le Bobolais et la Bordelaise
« En apprenant que j’avais des soucis pour le montage de mon nouveau film, le directeur du Centre culturel français m’a informé qu’il existait une bourse de l’Ambassade de France au Burkina Faso qui pourrait financer les frais en France », explique Abraham Fofana. Cette efficace diplomatie culturelle l’a donc conduit à Bordeaux où le contact était déjà pris pour ce projet avec Marthe Poumeyrol. Cette dernière se souvient : « Abraham est venu avec un pré-montage du film déjà, avec un monteur au Burkina. Moi, j’ai regardé ça. Déjà, ça m’a mis dans le thème. Après, pour moi il a des idées assez claires de ce qu’il voulait raconter. C’était précis où est-ce qu’il voulait commencer et où il voulait arriver, la structure du film était assez posée. »
La collaboration a été rendue possible car Marthe Poumeyrol travaille au sein d’une association de production, même si la démarche est nouvelle. « C’est la première fois qu’il y a un réalisateur en résidence qui vient faire du montage. La Troisième Porte à Gauche existe depuis longtemps, mais c’est vraiment récemment qu’on ait un lieu où on peut travailler ensemble et où on peut accueillir des gens. Ça fait même pas un an. Les fondateurs de l’association [Christophe Leroy et Adrien Camus], étaient au Sénégal tout le temps, il n’y avait pas vraiment de vie associative à Bordeaux. »
Tous deux se félicitent de cette coopération. La monteuse est ravie de travailler avec un réalisateur qui n’a pas peur de « jeter » puisque se délester de certaines images sert le film dans son optique. Quant à Abraham Fofana, il dit apprécier Bordeaux (même si ce n’est pas la fois qu’il vient en Europe) ; surtout il loue la formidable opportunité d’une belle rencontre humaine et professionnelle. La résidence a eu lieu pendant deux mois entiers et s’est achevée le 30 juin 2015.
La thématique environnementale qui semble être le fil d’Ariane de ses films se retrouve aussi chez Christophe Leroy et Adrien Camus en particulier dans leur long métrage JIKOO, la chose espérée (2014). Ils y portraiturent les habitants de Bakadadji, village situé dans le parc national du Sine Saloum, au Sénégal ; ces agriculteurs revendiquent la reconnaissance d'un mode de vie rural auquel ils sont profondément attachés face à la logique touristique qui perturbe profondément un monde paysan qui peine à se faire entendre, avec ce parc national qui est supposé généré des devises. Le lien entre ces univers cinématographiques n’est pas uniquement écologique, il est aussi « politique » mot lâché dans le film bobolais (et désormais bordelais) par Pierre Rabhi. Figure connue, sa parole structure toute la réflexion sur l’usage des pesticides. Marthe Poumeyrol avoue la difficulté d’agencer son témoignage : « on l’a mis au début, mais il résumait trop tout et finalement, on l’a changé de place et c’est bien mieux ainsi. » La présence dans le documentaire de Pierre Rabhi permet néanmoins de souligner un peu plus la dimension universelle de la préservation des sols et du danger sur la santé. Le sujet a été évoqué à l'échelle mondiale par Marie-Monique Robin dans Le Monde selon Monsanto.
La plupart des paysans de Bobo ne savent pas lire le français et ignorent tout de la nature des produits qu’ils utilisent, pire ils font eux-mêmes des mélanges de produits et s’en emparent sans protection aucune (une scène du film Bagadji, les poisons, montre un enfant qui suit pieds nus son père déversant du pesticide sur des plantes, inhalant à pleins poumons le poison). La question sanitaire est cruciale et plusieurs témoins dans le film en sont conscients comme ce paysan qui raconte les brûlures de sa peau et de sa verge avec des douleurs tellement atroces pendant des jours qu’il a pleuré comme un enfant. Tout en interrogeant les médecins (essentiellement des gynécologues obstétriciens), le réalisateur filme les femmes hospitalisées, jusqu'en salle d'opération ; beaucoup ayant subi une perte de grossesse ou des complications. La corruption aidant, le contrôle des importations n’est pas assez rigoureux (et c’est « politique » pour reprendre Rabhi) dans son pays d’accueil et sur le continent. C’est pour sensibiliser le plus grand monde et porter la voix de l’Afrique sur la terre et la santé que Abraham Fofana veut pouvoir montrer largement ce film.
La suite ? L’espoir de trouver des financements, afin de rémunérer ceux qui ont travaillé sur le film, pouvoir doubler le film (en français et en anglais) et mieux asseoir la distribution. Marthe Poumeyrol s’occupera du marché européen et le réalisateur se chargera du continent africain et mondial avec son association bobolaise, Foualah Films. Il y a aussi le film sur Ellen Johnson-Sirleaf, une des trois femmes Présidentes en Afrique (en 2005 pour elle au Libéra, Cathérine Samba-Panza en Centrafrique, en 2014 et Ameenah Gurbi-Fakim en juin 2015 à l'île Maurice). Ellen Johnson-Sirleaf a accepté le projet du film retardé par le calendrier surchargé de celle qui est aussi depuis 2011 Prix Nobel de Paix. Le portrait est écrit par Abraham Fofana (qui a fait plusieurs repérages à Morovia) et Marthe Poumeyrol qui a séjourné à Bobo Dioulasso deux semaines pour ce projet après plusieurs échanges de scénario par internet.
Thierno I. Dia
Africiné, Bordeaux
pour Images Francophones
Image : Le réalisateur Abraham Fofana, et la monteuse Marthe Poumeyrol, devant le banc de montage, le 23 juin 2015, à Bordeaux.
Crédit : Thierno I. DIA
Un film sur l’environnement, avec le philosophe Pierre Rabhi
Bagadji, les Poisons est le second documentaire de Abraham Fofana, Guinéen établi à Bobo Dioulasso, Burkina Faso. Le réalisateur interroge agriculteurs, revendeurs de pesticides toxiques et médecins. « J’ai acheté un terrain de 4 hectares à Bobo Dioulasso. En discutant avec mes voisins, il s étaient toujours intéressés de savoir le dernier produit à la mode qui permettait de produire rapidement. J’ai découvert la toxicité de ces pesticides dont je gardais l’emballage et en interdisant formellement à mes assistants de les utiliser dans mon champ » résume le réalisateur guinéen. Sa femme, Européenne, le convainc d’aller plus loin, au prisme de son métier : le cinéma. Il se lance aussitôt ; ce qui explique que pour l’heure le film est entièrement autoproduit. La plupart des témoins lui demandent s’il connait Pierre Rabhi, philosophe, auteur de plusieurs ouvrages et au cœur de nombreux films où il défend une agriculture raisonnée. L’occasion se présenta à Ouaga, avec le philosophe français, né en Algérie, qui vient souvent sur les terres africaines afin de transmettre sa propre expérience d’agriculteur. Abraham Fofana réside à Bobo Dioulasso, assez distant de Ouagadougou, la capitale burkinabée ; il trouve néanmoins un collègue pour lui filmer la conférence de Pierre Rabhi qui devient témoin dans le film Bagadji, les Poisons.
« Moi, le cinéma, c’est une passion, un rêve d’enfance. Depuis que je suis gamin, je ne rêvais que de faire ce travail. Je suis allé au lycée ; je n’ai pas eu mon bac, mon premier bac. J’ai décidé d’arrêter et de me consacrer au cinéma. J’ai écrit à une école au Etats-Unis qui m’avait accepté ; ils m’ont même envoyé le certificat. Mais comme mes parents n’avaient pas les moyens, j’ai pris la route comme les clandestins pour aller [étudier le cinéma] en Europe. J’ai fait dix ans au Maghreb ; je n’ai pas pu entrer en Europe. Je me suis retourné pour aller faire le cinéma au pays. C’est pour ça que je suis installé au Burkina » raconte Abraham Fofana, réalisateur guinéen.
Il coécrit Le Bois de la Survie, avec Monica Blanc Gomez, un documentaire de 56 minutes sur la vente du bois de chauffe qui est le seul moyen de survie de nombreuses femmes burkinabées... mais les forêts sont aussi la survie de l'humanité ! Le film est en compétition dans la section Films Documentaires, au FESPACO 2013 où il décroche deux prix spéciaux : le Prix de l'Espoir et le Prix Initiative Pauvreté-Environnement / Banque Mondiale. Avant cette prestigieuse sélection au 23e Festival Panafricain du Cinéma et de la télévision de Ouagadougou, Abraham Fofana a entamé sa carrière de cinéaste par l'assistanat en réalisation sur L'amour en cage (2009) suivi d'une série de cinq films d'animation intitulées L'Afrique animée (2010). Dès 2010, il réalise Le SIAO c'est…, et trois films en 2011 : A table !, News Reels et She Days.
« Après avoir fait mes images [pour le film Bagadji], j’étais à la recherche de soutien, de fonds, pour le montage. Marthe [Poumeyrole] et moi, on est en bonne relation. On travaillait sur un autre projet ensemble [un portrait documentaire sur Ellen Johnson Sirleaf, présidente libérienne, NDLR]. Je savais qu’elle était monteuse, qu’elle pouvait monter. Du coup, je lui ai envoyé un mail pour lui dire « tu m’aides à monter mon deuxième documentaire que j’ai fini ? ». »
Marthe Poumeyrol a eu sa Licence à la Fac de cinéma de l’Université de Bordeaux 3 Michel de Montaigne (actuelle Université Bordeaux Montaigne), puis un Master Recherche cinéma (Université Paris 7) et enfin un Master Professionnel en Réalisation documentaire à CREADOC (Angoulême, Université de Poitiers). « J’ai fait mon stage à Radio Burkina, pendant mes études. C’était il y a cinq ans » confie la jeune femme qui tournera à cette occasion un film : Du bout des doigts (22 minutes). Son documentaire porte sur un centre de formation à la couture, à Ouagadougou (Burkina Faso), où des jeunes filles apprennent un métier qui leur donne les moyens de leur indépendance. « Je cherchais un logement. À l’époque, Abraham habitait à Ouaga, sa colocataire partait quelques jours après mon arrivée et on a fait la passation. On a vécu ensemble un mois à Ouaga. On ne se connaissait pas du tout. En fait, il faisait du documentaire aussi. C’est donc une heureuse rencontre, mais complètement par hasard. Après, on a gardé le contact », ajoute Marthe Poumeyrol. Un an plus tard, en 2011, elle retourne en Afrique, cette fois au Sénégal, pour un stage de montage, au sein de la société Les films de l'Atelier (Gora Seck & Sellou Diallo, Dakar) où elle monte un documentaire sur les danses contemporaines africaines.
Bordeaux, la ville préférée des Français
C’est un sondage largement diffusé dans la presse hexagonale la dernière semaine de juin 2015 qui l’affirme : Bordeaux est la ville préférée des Français en 2015. Deuxième derrière Paris en 2013, elle a dépassé la capitale en 2014, pour rempiler : sa qualité de vie et son cadre sont loués. La physionomie et la sociabilité du Port de la Lune (surnom de la capitale girondine) a été modifiée par l’arrivée du tramway ; le cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun le capte finement dans Sexe, Gombo et beurre salé, sa truculente comédie coécrite avec Isabelle Boni-Claverie. Le « Copenhagenize index 2013 » classe Bordeaux comme la quatrième ville la plus cyclable au monde et salue le double système de prêt de vélos et son réseau de pistes réservées.
Les professionnels du cinéma sont aussi séduits par Bordeaux et leur interlocuteur privilégié est la Région Aquitaine, dirigée par la Gauche. Membre de l’équipe de campagne de François Hollande en 2012, le Socialiste Alain Rousset préside l’Association des Régions de France, ARF ; il est Président du conseil régional d'Aquitaine. La Région - qui va bientôt fusionner avec le Poitou-Charentes-Limousin - est un partenaire décisif, pas seulement pour accompagner la transformation de la ville. En matière culturelle, son action passe par l’Agence Écla (Écrit, cinéma, livre, audiovisuel en Aquitaine), surtout que le bilan d'Alain Juppé sur le plan culturel est relativement terne (les projets grandiloquents sont privilégiés par rapport à un soutien efficace aux acteurs de terrain). L'Aquitaine a de quoi briller. Jeanne d’Arc (Luc Besson) au Château de Beynac et Sarlat, Les Visiteurs de J.-M. Poiré, Le Pacte des loups de Christophe Gans, les deux versions de Jacquou le Croquant, Les Misérables de Robert Hossein ont été tournés dans le Périgord noir (la couleur est donnée ici par la truffe, richesse gastronomique). On peut ajouter plusieurs films de Claude Chabrol ainsi que Jean Galmot aventurier (André Maline), avec Christophe Malavoy, Roger Hanin, Jean-Michel Martial, Ambre Thiaw et Karine Silla, tourné en partie aussi en Guyane.
Si l’Aquitaine est si attrayante c’est que la Région soutient financièrement les tournages. Les retombées directes et indirectes (hôtel, restauration, transport, taxes, comédiens et techniciens locaux) sont énormes. Les pays du Sud (continent africain, …) n’ont pas saisi toute l’importance de l’industrie culturelle et surtout les immenses enjeux économiques. Ce n’est pas le cas de l’Hegaxone. Valérian, prochain film de Luc Besson (170 millions d’euros, le plus gros budget français de tous les temps) était réputé perdu pour la France, au profit des plateaux de tournage de la Hongrie (une marge de 15 millions, soit presque 9% du budget en moins) ; les négociations seraient en cours, selon certains confrères.
Si les Français aiment Bordeaux, les cinéastes africains l’adorent également, pour le cadre et les possibilités professionnelles. Le cinéaste burkinabé Dragoss Ouédraogo (Den Baya, le massage des enfants, 1992, ….) y vit depuis les années 70 et il enseigne le cinéma, l’anthropologie et les études interculturelles à l’Université de Bordeaux 2 ainsi qu’à celle de Bordeaux Montaigne. Plusieurs films documentaires y ont été montés (pour beaucoup par Jean-François Hautin, Smack Productions repris par VraiVrai Films de Florent Coulon représenté par Faissol Gnolonfin établi à Mérignac, ville attenante). Le représentant africain à la Compétition officielle de Cannes 2015 a été post-produit à Bordeaux : Lamb, de Yared Zeleke (Éthiopie), sélectionné à la Section Un Certain Regard, en Première Mondiale.
Le réalisateur éthiopien est coproduit par Dublin Films pour raconter l'histoire d'Ephraim, un garçon de neuf ans, et de son inséparable brebis Chuni, dans les terres volcaniques d'Éthiopie. Dublin Films a coproduit Pasolini, le dernier long-métrage du réalisateur américain Abel Ferrara (2014), avec le soutien de la Région Aquitaine. Dirigée par David Hurst et Fabrice Main, la société bordelaise a produit le très beau court métrage Kédéba de la réalisatrice Elhachmia Didi-Alaoui ; fiction dont l’action se déroule à Pau, France, sur une jeune écolière tiraillée par l’absence de son père et les souvenirs d’Algérie. Dans son catalogue diversifié, il y a aussi le documentaire tourné au Rwanda Lionnes : enquête sur une reconstruction au féminin réalisé par Frédéric Kristiansson avec Rodrigue de Ferluc sur le formidable travail de résilience de femmes qui ont survécu aux viols et au génocide mené par les Hutus. Soutenues par le nouveau pouvoir rwandais, elles rappellent avec fierté que leur pays est le premier au monde en nombre de femmes élues députées, ce qui permet des lois plus protectrices et plus dures contre le viol qui est un crime abominable.
Pendant son séjour de travail, Yared Zeleke a même animé une programmation spéciale autour de Teza (Haile Gerima, qui a lancé un crowdfunding encore en cours : à soutenir !!), Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty et Tey d’Alain Gomis, au cinéma Utopia. Vaisseau amiral du cinéma indépendant, logé dans une ancienne église au cœur du vieux Bordeaux, Utopia est une des grandes richesses de la ville avec une équipe de passionnés (soudés autour de Patrick Troudet et Isabelle Warin) qui proposent une sélection de films variés dont on sort le plus souvent émus sinon plus intelligents. Il est garanti sans 3D.
Mahamat-Saleh Haroun est venu vivre à Bordeaux en 1982. Curieusement, la ville est présente de manière assez parcellaire dans son cinéma : une chambre dans Bye Bye Africa et Sexe Gombo et beurre salé (avec Mata Gabin, Marius Yelelo, Aïssa Maiga, Diouc Koma, Claudia Tagbo) téléfilm tourné en grande partie à Cenon, ville périphérique dont le maire alain David lui a décerné le titre de Citoyen d'Honneur. B300, son court métrage de fiction avec ses deux enfants, fait exception.
Le Bobolais et la Bordelaise
« En apprenant que j’avais des soucis pour le montage de mon nouveau film, le directeur du Centre culturel français m’a informé qu’il existait une bourse de l’Ambassade de France au Burkina Faso qui pourrait financer les frais en France », explique Abraham Fofana. Cette efficace diplomatie culturelle l’a donc conduit à Bordeaux où le contact était déjà pris pour ce projet avec Marthe Poumeyrol. Cette dernière se souvient : « Abraham est venu avec un pré-montage du film déjà, avec un monteur au Burkina. Moi, j’ai regardé ça. Déjà, ça m’a mis dans le thème. Après, pour moi il a des idées assez claires de ce qu’il voulait raconter. C’était précis où est-ce qu’il voulait commencer et où il voulait arriver, la structure du film était assez posée. »
La collaboration a été rendue possible car Marthe Poumeyrol travaille au sein d’une association de production, même si la démarche est nouvelle. « C’est la première fois qu’il y a un réalisateur en résidence qui vient faire du montage. La Troisième Porte à Gauche existe depuis longtemps, mais c’est vraiment récemment qu’on ait un lieu où on peut travailler ensemble et où on peut accueillir des gens. Ça fait même pas un an. Les fondateurs de l’association [Christophe Leroy et Adrien Camus], étaient au Sénégal tout le temps, il n’y avait pas vraiment de vie associative à Bordeaux. »
Tous deux se félicitent de cette coopération. La monteuse est ravie de travailler avec un réalisateur qui n’a pas peur de « jeter » puisque se délester de certaines images sert le film dans son optique. Quant à Abraham Fofana, il dit apprécier Bordeaux (même si ce n’est pas la fois qu’il vient en Europe) ; surtout il loue la formidable opportunité d’une belle rencontre humaine et professionnelle. La résidence a eu lieu pendant deux mois entiers et s’est achevée le 30 juin 2015.
La thématique environnementale qui semble être le fil d’Ariane de ses films se retrouve aussi chez Christophe Leroy et Adrien Camus en particulier dans leur long métrage JIKOO, la chose espérée (2014). Ils y portraiturent les habitants de Bakadadji, village situé dans le parc national du Sine Saloum, au Sénégal ; ces agriculteurs revendiquent la reconnaissance d'un mode de vie rural auquel ils sont profondément attachés face à la logique touristique qui perturbe profondément un monde paysan qui peine à se faire entendre, avec ce parc national qui est supposé généré des devises. Le lien entre ces univers cinématographiques n’est pas uniquement écologique, il est aussi « politique » mot lâché dans le film bobolais (et désormais bordelais) par Pierre Rabhi. Figure connue, sa parole structure toute la réflexion sur l’usage des pesticides. Marthe Poumeyrol avoue la difficulté d’agencer son témoignage : « on l’a mis au début, mais il résumait trop tout et finalement, on l’a changé de place et c’est bien mieux ainsi. » La présence dans le documentaire de Pierre Rabhi permet néanmoins de souligner un peu plus la dimension universelle de la préservation des sols et du danger sur la santé. Le sujet a été évoqué à l'échelle mondiale par Marie-Monique Robin dans Le Monde selon Monsanto.
La plupart des paysans de Bobo ne savent pas lire le français et ignorent tout de la nature des produits qu’ils utilisent, pire ils font eux-mêmes des mélanges de produits et s’en emparent sans protection aucune (une scène du film Bagadji, les poisons, montre un enfant qui suit pieds nus son père déversant du pesticide sur des plantes, inhalant à pleins poumons le poison). La question sanitaire est cruciale et plusieurs témoins dans le film en sont conscients comme ce paysan qui raconte les brûlures de sa peau et de sa verge avec des douleurs tellement atroces pendant des jours qu’il a pleuré comme un enfant. Tout en interrogeant les médecins (essentiellement des gynécologues obstétriciens), le réalisateur filme les femmes hospitalisées, jusqu'en salle d'opération ; beaucoup ayant subi une perte de grossesse ou des complications. La corruption aidant, le contrôle des importations n’est pas assez rigoureux (et c’est « politique » pour reprendre Rabhi) dans son pays d’accueil et sur le continent. C’est pour sensibiliser le plus grand monde et porter la voix de l’Afrique sur la terre et la santé que Abraham Fofana veut pouvoir montrer largement ce film.
La suite ? L’espoir de trouver des financements, afin de rémunérer ceux qui ont travaillé sur le film, pouvoir doubler le film (en français et en anglais) et mieux asseoir la distribution. Marthe Poumeyrol s’occupera du marché européen et le réalisateur se chargera du continent africain et mondial avec son association bobolaise, Foualah Films. Il y a aussi le film sur Ellen Johnson-Sirleaf, une des trois femmes Présidentes en Afrique (en 2005 pour elle au Libéra, Cathérine Samba-Panza en Centrafrique, en 2014 et Ameenah Gurbi-Fakim en juin 2015 à l'île Maurice). Ellen Johnson-Sirleaf a accepté le projet du film retardé par le calendrier surchargé de celle qui est aussi depuis 2011 Prix Nobel de Paix. Le portrait est écrit par Abraham Fofana (qui a fait plusieurs repérages à Morovia) et Marthe Poumeyrol qui a séjourné à Bobo Dioulasso deux semaines pour ce projet après plusieurs échanges de scénario par internet.
Thierno I. Dia
Africiné, Bordeaux
pour Images Francophones
Image : Le réalisateur Abraham Fofana, et la monteuse Marthe Poumeyrol, devant le banc de montage, le 23 juin 2015, à Bordeaux.
Crédit : Thierno I. DIA