"Aujourd'hui (Tey)" d'Alain Gomis, Grand Prix du festival de Milan
Entretien avec le coproducteur sénégalais du film, Oumar Sall.
"En compétition officielle, l'Afrique a remporté tous les prix", écrit la journaliste franco-burkinabèe Claire Diao (Africiné, Clap Noir, Bondy Blog) dans son blog, tant le Festival du Cinéma Africain, d'Asie et d'Amérique Latine de Milan 2012 voit son palmarès sous coupe réglée.
Faouzi Bensaidi (Maroc) décroche le Prix du Meilleur long métrage africain avec Mort à Vendre, le prix du meilleur court-métrage revient à la Marocaine Uda Benyamina pour "Sur la route du paradis" et le Tunisien Elyes Baccar récolte le prix du meilleur documentaire avec "Rouge Parole".
Quant au cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis ("L'Afrance", "Andalucia"), son film "Aujourd'hui (Tey)" rafle le Grand Prix du festival (Compétition Longs métrages "Fenêtres sur le monde").
Avec Aïssa Maïga, Saul Williams (Satché), Anisia Uzeyman, Djolof Mbengue et Mariko Arame en vedette, le troisième long métrage d'Alain Gomis raconte la dernière journée de Satché (Saul Williams) qui sait qu'il va mourir ce soir. Il parcourt les rues de Dakar avant de finir par se réfugier auprès de sa femme (Aïssa Maiga) et ses enfants.
Ci-dessous, extrait d'un entretien de Fatou Kiné Sène avec le coproducteur sénégalais du film, Oumar SALL.
Oumar Sall, Producteur sénégalais:
«L’Etat doit sensibiliser les banques et institutions financières pour qu’elles soutiennent les sociétés de production audiovisuelle»
Jeune producteur sénégalais, Oumar Sall gère la Société Cinékap, une structure de production audiovisuelle basée à Dakar. Il est un pur produit de l’Institut National de l’audiovisuel de Paris (Ina). Sall a bénéficié d’une bourse du gouvernement français, pour suivre entre 2004-2005, une formation modulaire en Gestion et Organisation, production audiovisuelle, administration, financement de la production audiovisuelle, montage de projets audiovisuels, etc. Mais, avant l’Ina, le jeune producteur a fait de l’administration, beaucoup de comptabilité de cinéma. Car, à la base, il a un diplôme de deuxième degré en étude bancaire et financière. «J’étais à l’École Supérieure polytechnique de Dakar ex-Ensut. Après un Bac série G [comme Gestion, Ndlr], je me suis versé très tôt dans la comptabilité comme chef comptable». Il a aussi travaillé dans de nombreux films, notamment des courts métrages dont celui de Dyana Gaye, Sénégalaise résidant en France, Petite lumière du réalisateur franco-sénégalais, Alain Gomis en 2002, etc.
Oumar Sall exerce depuis dix ans. Le film Tey (Aujourd’hui) de Alain Gomis est son premier long métrage de cinéma. Il est l’un des quatre producteurs de cette fiction qui a obtenu ce 25 mars le Grand Prix au festival de cinéma africain, d’Asie et d’Amérique Latine de Milan. Il était le seul film africain sélectionné à la 62e Berlinale (Festival international de cinéma de Berlin 2012). Dans l’entretien qui suit, le producteur Oumar Sall revient sur son métier et surtout comment est-il en est arrivé à coproduire un réalisateur multiprimé.
Comment en êtes-vous arrivé à coproduire le film Tey (Aujourd’hui) du réalisateur Franco-Sénégalais Alain Gomis sélectionné récemment à la dernière Berlinale (du 9 au 19 février dernier) et primé à Milan ce 25 mars ?
Avec Alain nous avions des relations déjà. Parce que j’ai eu à travailler dans son film Petite Lumière comme administrateur. Un jour, il est venu à Dakar et m’a parlé de son projet. Pour moi, il est aujourd’hui l’un des espoirs du cinéma sénégalais et africain. Quand j’ai vu ce qu’il a écrit, le projet m’a intéressé. J’étais la première société à m’engager dans le film de Alain, sans accord avec personne ou aucune société de production. Parce que je croyais en son film et en ce qu’il a écrit.
Quand est-ce que l’aventure a débuté ?
Cela a débuté un peu vers le mois de novembre-décembre 2011. Après, j’ai eu un coup de fil du producteur de la société Maya Cinéma et Agora avec Alain. Ils m’ont proposé de rentrer en coproduction dans le film, ce que j’ai accepté.
Qui sont vos associés dans cette production ?
Il y a Granit Films dont Alain est membre avec Newton [Aduaka, réalisateur nigérian, Ndrl] et Valérie [Osouf, réalisatrice française, Ndlr] ainsi que Maïa cinéma, Agora films et Cinékap. Ce sont les quatre structures de base qui ont coproduit le film. Le fait qu’on rentrait dans le film lui donnait une double nationalité, c’est-à-dire une nationalité sénégalaise et française. Alain a une double nationalité aussi. Ce qui fait donc qu’il fallait revisiter les accords de juillet 1992 signés par Djibo Kâ en ces temps ministre d’Etat. C’est là ou se trouve l’ensemble des accords et de coproductions et des conventions entre la France et le Sénégal. Nous avons visité ces accords qui disent que le minimum de parts ou d’actions qu’une société de production doit avoir en cas de coproduction est de 20 %. Aujourd’hui nous avons 20% des négatifs. C’est comme cela que les choses sont parties. Ce dossier, on le dépose ensuite à la direction de la cinématographie. Moi, j’en ai informé les autorités.
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Comment avez-vous procédé pour le bouclage du budget ?
Le budget du film de Alain, c’est 1 million 500 mille Euros (environ). Nous, au Sénégal, on devait apporter 320 mille Euros qui correspond à nos 20 %. En France, par le biais du CNC [Centre National de la Cinématographie, Ndlr], Alain a reçu ce que l’on appelle une avance sur recettes et il y a la Francophonie dans le plan du financement qui n’a pas aidé comme demandé. Car on l’avait sollicitée pour 150 mille Euros [le plafond d’aide de l’OIF était plutôt de 100 000 euros, Ndlr], elle n'a donné que 40 mille Euros. […].
Qui d’autre a participé au plan de financement ?
Nous avons Tv5 Monde qui était dedans. Mais on n’a pas tout à fait bouclé le budget du film. On n’a pas eu l’ensemble des moyens parce que jusqu'à présent nous n’avons pas une chaîne de télévision en France qui rentre dedans. Je parle de Canal+, Arte, etc., ce sont eux qui préachètent des films, ce ne sont pas nos télévisions qui ne préachètent pas et ne rentrent pas dans des coproductions. Elles ont des programmes via Cfi ou Tv5. On n’a pas tout à fait bouclé le financement du film.
Quand comptez-vous boucler votre budget ?
Là, aujourd’hui, on va compter sur les distributeurs, car le film a eu une bonne presse. Parce que c’est un film qui a été bien accueilli à la 62e Berlinale (Festival international de cinéma de Berlin). De toute l’Afrique depuis 2003, il n’y a eu aucun film à Berlin. Et donc Alain aujourd’hui a représenté dignement toute l’Afrique, car je ne dirais pas seulement le Sénégal. Le film a gagné en notoriété et là nous avons beaucoup de demandes. On espère arriver à bien boucler le financement. Mais, en ce qui nous concerne au Sénégal, notre engagement, nous l’avons respecté. Il reste pour mes partenaires à trouver le reste des financements. Les trois partenaires producteurs du film que sont Agora, Maya cinéma et Cinékap [outre Granit Films, Ndrl] avaient chacun des choses à gérer. Moi, c’était de gérer la fabrication du film au Sénégal, de payer tous les gens qui ont intervenu dans le film, c’est fait. Maintenant, il faut arriver à trouver des distributeurs pour boucler le financement du film en général. Car c’est unique et indivisible.
Peut-on avoir une idée de ces distributeurs qui frappent à la porte pour avoir le film ?
(Il éclate de rire). Non, non je le garde, c’est secret parce que tu sais en négociation on ne peut pas donner des noms. Dans notre milieu le cinéma, cela ne se fait pas souvent, il faut que tu termines. Même ailleurs quand tu es en négociation, tu ne dévoiles pas certaines choses.
[…]
Pour le film de Alain Gomis, vous n’avez pas bénéficié de fonds du Sénégal ?
Jusqu’au moment où je vous parle, je n’ai pas bénéficié même pas d’un billet d’avion pour représenter l’Afrique et le Sénégal au Festival international de Berlin (la Berlinale). Pour ne pas parler de la fabrication du film.
En avez-vous fait la demande ?
Si j’ai fait la demande.
Auprès de qui ?
J’ai déposé ma demande directement à la présidence. Je n’ai pas eu d’aide. Après tout, je ne me plains pas, parce que je préfère que le milieu soit restructuré, que le cadre soit très clair pour tout le monde, que les acteurs soient bien identifiés avant d’aider. C’est comme ça que je réfléchis. Maintenant, ç’aurait été un autre pays, effectivement, nous allons jusqu’à ce niveau par nos propres moyens, c’est-à-dire à la Berlinale qui fait partie des plus grands festivals du monde et que les plus grand journaux du monde que ce soit Le Monde, les journaux de Hollywood, etc., parlent de ce film et que notre pays soit insensible, je dirais même n’aide pas des gens qui ont coproduit le film, c’est un problème. Mais il faut le mettre dans le contexte de flou artistique et juridique qui règne dans notre milieu. Nonobstant, j’ai eu des soutiens et des appels. Le nouveau directeur de la cinématographie, Hugues Diaz, est venu jusqu’ici pour nous féliciter et nous encourager. On prend cela et c’est positif, car c’est reconnaître les acteurs qui sont dans le milieu et les jeunes qui se battent aujourd’hui. Parce qu’il ne faut pas ignorer que le cinéma sénégalais a besoin d’une alternance générationnelle qu’il faut accepter aujourd’hui.
Dans ce plan de financement du film de Alain Gomis, qui a amené l’élément déclencheur ?
Ça a commencé chez moi. J’ai commencé à mettre mes fonds propres. J’ai assuré toute la préparation du film avant que l’argent du Cnc n’arrive. L’argent du Cnc est arrivé après que toute la préparation soit terminée.
Etait-il facile de trouver de l’argent pour quelqu’un comme Alain Gomis ?
Non, non. A partir du moment où le Cnc accepte, parce que les gens ont confiance en lui, ils croient en son talent, il a bénéficié de ce que l’on appelle avance sur recettes. Déjà ça, si tu l’as, il suffit d’aller trouver des producteurs pour que les gens fassent le montage correct.
Comment la sélection du film s’est faite pour la Berlinale ?
En Europe, mes partenaires ont invité des gens à la fin du film pour qu’ils puissent visionner le produit, ce sont des critiques, des spécialistes de cinéma, ceci pour améliorer et finaliser ton film. A la Berlinale, ils oeuvrent pour permettre aux gens d’inscrire leurs films. Aujourd’hui, c’est un festival qui reçoit au moins trois mille films et sur ces trois mille, il y a que vingt qui vont en compétition officielle. Le film de Alain était dans les vingt, ça c’est historique. Mais quand un réalisateur est sélectionné à la Berlinale, c’est un parcours presque du combattant.
Pourquoi ?
C’est difficile déjà, être sélectionné à la Berlinale ce n’est pas une chose évidente, ce n’est pas donné à tout le monde. Pour l’Afrique depuis 2003 personne n’y a été. Il faut même se poser des questions, que les gens arrivent à s’accorder sur le fait que ton film doit y être, ça c’est un autre problème. Franchir tous ces paliers n’était pas facile.
[…]
Pourquoi n’avez-vous pas attendu le festival de Cannes ?
Ce sont des options. Le festival de Berlin est un festival concurrent de Cannes. Si tu es à la Berlinale, tu ne peux pas aller à Cannes. Ce sont des options. Pour nous le festival le plus difficile, c’est Berlin, ce n’est pas le festival de Cannes, du tout. Cannes, on pourra y être mais pas en compétition officielle.
Vous y serez ?
Ça je ne peux pas en décider seul puisque que j’ai des associés dans le film, il faut que les coproducteurs en décident. Je pense qu’on sera après aux Usa, ou en Espagne, il y a d’autres grands festivals qui nous attendent, parce que je pense le film est aimé à travers le monde. Il y a des rendez-vous plus importants qui nous attendent.
Qu’est-ce qui les attire dans le film ?
Ce film est un film philosophique. Il y a la philosophie de la mort et celle de la vie. Les gens ont aimé le film parce qu’il y a ce que l’on appelle beaucoup de codes et tu peux partir d’interprétations diverses. C’est un film que tu vas regarder là tout de suite et tu vas aimer revoir le film. A chaque vision, tu vas réfléchir sur autre chose et ce sera différent. Ce qui fait que tu ne t’épuises pas. Je pense que les gens l’ont aimé par ça, de par sa dimension philosophique. C’est un film universel, digeste, qui passe partout. 48 heures avant la projection à Berlin, il n’y avait plus de billet pour la projection.
Quel est le plan de diffusion retenu pour le film ?
On sort de notre carcan, parce que c’est du ressort des distributeurs. Mais au Sénégal, il aura éventuellement l’avant première. On compte le diffuser ici.
Ce sera quand ?
Je ne peux pas donner de date, mais peut-être d’ici un mois j’aurais une idée plus claire.
Et en France ?
Si, il y a une sortie. Mais tout cela n’est pas encore clair, on s’organise.
Parlons un peu de projets, vous travaillez sur quel film actuellement ?
Pour les perspectives de Cinékap, grâce au film de Alain, aujourd’hui qui nous a donné une certaine ouverture, je dirais, mondaine. Nous avons récupéré trois à quatre longs métrages sur lesquels je suis en train de travailler. Le plus célèbre va être l’adaptation du roman de Marie Ndiaye Trois femmes puissantes, que je compte tourner cette année. Ça va être réalisé par Christophe Berton, cinéaste français. Ensuite il y a d’autres longs. Je compte aussi travailler avec Carine Sylla Pérés, c’est une Franco-Sénégalaise vivant en France. En tout, ce sont trois longs métrages en gestation.
Pour les nationaux ?
Au Sénégal, j’ai des projets de courts métrages documentaires fictions de réalisateurs sénégalais qui sont là. J’invite les jeunes réalisateurs à s’ouvrir aux maisons de productions bien structurées, qui sont en règle et qui ont une gestion très claire à venir déposer leur projet. J’invite les seniors aussi, parce que si tu constates aujourd’hui, les réalisateurs chômeurs, il y en a. C’est terrible pour le Sénégal alors qu’il y a des compétences. Le cinéma ne va pas se faire en prenant le micro et en parlant à la radio ou à la télévision sans arrêt.
Le cinéma est une industrie aujourd’hui, on y crée des emplois. Pour le film de Alain par exemple, il y a près de huit cents personnes qui ont travaillé dans ce film. […]
L’autre cri du cœur est qu’il faudrait que les producteurs se réunissent, créent des associations de producteurs pour qu’on demande l’autonomisation de la direction du cinéma.
Propos recueillis par Fatou Kiné SENE
Africiné