Amir Emary, un critique de cinéma désillusionné et directeur de festival égyptien
Il préside le Jury Courts métrages du 22è Festival International du Cinéma Méditerranéen de Tétouan (26 mars - 02 avril 2016, Maroc).
Le documentaire a une situation très complexe dans le monde arabe. C'est lié à plusieurs facteurs : la culture générale, les lois et structures du cinéma ainsi que le lourd poids des tabous. Peu de gens sont pleinement engagés dans ce domaine et méritent d'être cités comme les Syriens Omar Amiralay et Osama Mohamad, le Libanais Jean Chamoun, le Palestinien Mohammad Bakri et l'Egyptienne Atteyat Al-Abnoudy. Parmi la jeune génération, on peut mentionner l'Algérien Malek Bensmaïl et les Tunisiens Kamel Regaya et Hichem Ben Ammar... Cela fait fort peu, sur une population de plus de 300 millions de personnes.
Le même nombre restreint peut être retenu quant aux festivals sérieusement dédiés aux documentaires. En dépit de la multitude d'initiatives du Maroc aux Emirats, seulement un festival mérite le titre : le Festival international du film d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires, en Égypte. Tous les autres n'ont pas de réel impact sur le développement du cinéma et ce genre spécifique. Les principales raisons sont l'implication d'États non-démocratiques, et partant le manque de soutien financier surtout que ce genre d'évènements n'attire pas beaucoup les sponsors. Les authentiques initiatives indépendantes comme celles d'Agadir (Maroc), Béjaïa et Tlemcen (Algérie), Hergla et Douz / Djerba (Tunisie) souffrent d'une marginalisation. D'autres comme le Festival du Cinéma Documentaire d'Al Jazira relèvent plus d'une politique de marketing que d'un vrai intérêt pour le cinéma et le documentaire comme genre.
Pour avoir une idée plus large de la situation des festivals de cinéma documentaire dans le monde arabe, nous nous sommes entretenus avec Amir Emary qui est considéré comme une personne clé sur ce sujet. Il est d'abord un critique de cinéma qui connait les films et bien sûr les festivals de cinéma dans le monde et plus particulièrement dans le monde arabe. Son témoignage est très instructif car il a dirigé le Festival de cinéma d'Ismailia deux fois et a été confronté aux spécificités pratiques qu'impose l'organisation d'un tel évènement dans un contexte politique et culturel très particulier. Cet entretien avec Amir Emary a comme arrière plan la comparaison entre la culture de festival en Occident et la situation problématique des festivals dans le monde arabe.
Amir Emary est le Président du Jury Courts métrages du 22è Festival International du Cinéma Méditerranéen de Tétouan (FICMT 2016), Maroc, aux côtés de l'actrice Farida Rahouadj, dans le jury. Parmi les films sélectionnés, citons 3000 nuits de Maï Masri (production soutenue par l'OIF), Contre-Pouvoirs de l'Algérien Malek Bensmaïl (vous avez encore des chances de le voir en salles si vous êtes en France), Amal premier film de la Marocaine Aïda Senna (lire la critique de la critique de Djia Mambu), Tuk Tuk de l'Egyptien Romany Saad, Leilat Hob (Nuit d'amour) de Helmy Nouh, et le nouveau film de Larbi Benchiha qui analyse avec ténacité les méfaits de dissémination nucléaire. Dans les salles tunisiennes depuis le 14 février 2016, Narcisse de Sonia Chamkhi est en session spéciale à Tétouan ; il a bénéficié d'un soutien de l'OIF.
Vous participez à combien d'évènements / festivals chaque année ? Comment vous vous adaptez à cette mobilité intense, et quelles sont les principales caractéristiques qu'un directeur international doit présenter afin de réussir ?
Je me rends à 7/8 festivals par an, alors que les autres collègues n'arrêtent pas de voyager. Il est très important de savoir comment les festivals changent et être à jour des nouvelles tendances du cinéma dans le monde. Voyager est important tout en n'empêchant pas de travailler et d'écrire. Cela peut même t'aider pour écrire sur les films. Je participe régulièrement à de grands festivals tels Londres, Venise, Berlin et Cannes. Je ne vais pas à certains festivals comme Rotterdam (pour donner un exemple) parce qu'ils ne sont plus du tout intéressants. Les films sélectionnés à ce festival (en Hollande) sont de moins en moins intéressants et le festival va en régressant. En général, il n'y a pas vraiment de place pour le cinéma arabe dans ces festivals. Ils mettent l'accent plus sur le cinéma européen.
Quels sont les plus anciens festivals dans le monde arabe et quelles sont leurs spécificités linguistiques? Est-ce que l'anglais reste toujours la langue majeure pour les invités internationaux ?
Carthage en Tunisie, Le Caire en Égypte et Ismaïlia pour les films courts et documentaires. Quant à Dubaï, Marrakech et Abou Dhabi [ce festival a connu sa dernière édition en 2014 finalement, ndlr] ils sont plus récents et ont été créés dans une perspective compétitive et relèvent d'une stratégie marketing pour attirer l'attention sur leurs pays. Certains festivals accordent une place à la langue nationale, d'autres sont plus intéressés par l'anglais (au Moyen-Orient) et les festivals du Maghreb sont complètement francophones car le français est leur première langue dans toutes les publications, débats et présentations. Ils ignorent complètement les sous-titres arabes pour les films estimant que tout le monde (le public maghrébin) connaît la langue française.
Selon vous, les Festivals sont en compétition ou bien elles collaborent?
Je pense que nous avons besoin de collaboration et d'échange surtout parce que les festivals occidentaux n'accordent pas de place aux courts et documentaires venant du Moyen orient en dépit de leurs qualités artistiques et des sujets qu'ils osent aborder. Les festivals de cinéma en Occident, en France, Allemagne et Pays-Bas par exemple, sont plutôt intéressés par des films politiques portant sur des sujets prisés par les médias occidentaux tels l'extrémisme islamique, le terrorisme et les révolutions sans s'arrêter aux films en tant que tels. Ils sont contents avec le film qui aborde ces sujets même s'il est cinématographiquement médiocre. C'est ce que j'ai remarqué au festival de cinéma de Berlin il y a deux ans quand furent projetés des films sur le "Printemps arabe" même si certains étaient loin de mériter le nom de films. Des directeurs de festivals en Occident, comme celui du Festival du Cinéma documentaire d'Amsterdam, sont aussi snobs à l'endroit des festivals arabes en comparaison avec les festivals israéliens. Ils ont une vision orientaliste naïve sur le monde arabe, faite de stéréotypes superficiels qu'on retrouve dans plusieurs films comme les figures du "vieil homme", l'esclavage dans le harem du Sultan ainsi de suite.
Comment voyez-vous la collaboration dans le monde des festivals de documentaires ? Ça a-t-il changé ces dernières années ?
La concurrence a un impact très négatif. Les choses deviennent une sorte de pacte entre des mafias sur la base d'échange d'intérêts et de services. Les films sont dès lors sélectionnés non pas à cause de leur qualité mais grâce à la connexion de leurs propriétaires avec les programmateurs de festivals arabes. Même les fonds du cinéma de certains festivals fonctionnent sur le même mode de connivence. Je pense qu'il ne devrait pas y avoir de compétition entre festivals néanmoins il y a une sorte de guerre tribale entre festivals en dépit de ce qui est dit sur la collaboration.
Beaucoup d'organisateurs de festivals de cinéma ont commencé comme réalisateurs. Quelle est votre opinion sur l'importance de connaître de façon intime les multiples facettes du documentaire : comme producteur, réalisateur, programmateur, critique ? Est-ce votre cas ? Comment êtes vous venu à collaborer avec Ismaïlia ?
J'ai travaillé pendant plusieurs années dans le département arabe de la BBC m'occupant de radio, télévision et presse électronique. J'ai été associé à plusieurs courts métrages documentaires comme scénariste, producteur délégué ou monteur. J'ai même monté des films moi-même et préparé des productions audiovisuelles destinées à être diffusées. J'ai travaillé pour plusieurs chaînes dont Al Jazira et Abu Dhabi TV... Donc, j'ai participé à plusieurs jurys dans différents festivals spécialisés dans le documentaire tels le Festival du Cinéma de Téhéran et le Festival du Cinéma d'Oberhausen, entre autres. J'écris très souvent des essais et articles analytiques sur le documentaire et je pense que j'ai une expérience conséquente dans ce domaine.
D'autre part, je suis une des premières personnes à pratiquer ce qu'on appelle "la critique méthodique de cinéma" ; je veux parler de la critique basée sur des analyses de film et non pas sur une sorte d'impressions journalistiques superficielles sur les films. Je fais partie des premiers membres de l'Association égyptienne des critiques de cinéma fondée en 1974. En 2002, j'ai été élu comme Président de cette association pour laquelle j'ai organisé plusieurs évènements cinématographiques comme la Semaine du Cinéma chinois et j'ai publié un livre sur le nouveau cinéma chinois. J'ai organisé aussi la Semaine du Cinéma Documentaire classique à propos duquel j'ai également publié un autre livre. J'ai publié environ 13 ouvrages sur le cinéma et la critique de film.
En 2001, les responsables du Centre égyptien du cinéma m'ont demandé d'être le Directeur du Festival de Cinéma d'Ismailia dans un contexte très spécial juste après les évènements du 11 septembre (attentats contre le World Trade Center, à New-York, ndlr). J'ai été couronné de succès malgré toutes les difficultés. En 2012, j'étais de retour au même poste [voir la page Ismaïlia International Festival for Documentary & Short Films 2012, ndlr]. Dans les deux cas, j'étais choisi afin de sauver le festival dans un court laps de temps. L'édition de 2012 a eu lieu dans le contexte de l'élection présidentielle avec beaucoup de chaos et de menaces de violence. Le Ministère m'a toujours traité comme un expert en cinéma et concernant les festivals où j'ai l'habitude de rendre depuis 1980 jusqu'à nos jours. Je n'ai jamais été sous contrat de manière permanente ; j'ai toujours retrouvé ma liberté une fois ma mission accomplie.
Quelle comparaison entre Ismaïlia et les autres festivals du même genre dans le monde ? Surtout ceux spécialisés dans le documentaire ?
Le Festival de cinéma d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires a été créé en 1992. Il a démarré comme un petit évènement cinématographique puis il a grandi et il est devenu ouvert aux expériences internationales. Malheureusement, il a fait face à des difficultés administratives et bureaucratiques en étant sous le giron des officiels du ministère de la culture. En 1995, il a été suspendu pendant cinq ans. L'édition de 2001, celle que j'ai dirigée, était nommé "l'édition du retour" [L'édition du Festival international du film d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires 2016 (20-26 avril 2016) sera la 18ème après des interruptions dont une suspension en 2015, ndlr]. Le festival a quatre compétitions : longs métrages documentaires, courts métrages documentaires, courts métrages fictions et courts métrage d'animation.
Ismailia est un bon festival international qui s'occupe de ce genre de cinéma dans sa région en plus d'être resté ouvert au reste du monde. Il souffre surtout du manque de soutien financier venant du gouvernement. Il est victime aussi du contrôle trop lourd de ce dernier outre l'influence de la bureaucratie corrompue du Ministère de la Culture. Ce qui l'handicape le plus c'est l'absence d'archives, de ne pas disposer de ses propres bureaux hors de l'immeuble du centre national du cinéma et de ne pas avoir une équipe professionnelle travaillant en continu durant toute l'année. Comparer Ismaïlia d'une part à Clermont-Ferrand et Oberhausen d'autre part, c'est comme comparer la vie en Egypte avec celle en Allemagne ou en France.
Comment votre festival a été affecté par le Printemps arabe ? Sur le plan de l'organisation ? Dans la programmation ? Et la réponse du public ?
L'édition de 2012, qui est celle que j'ai dirigée, était la première après ce que l'on a appelé le "Printemps arabe". C'est pourquoi il y avait un programme spécial intitulé "la révolution vue de l'autre bord" dédié aux longs métrages documentaires faits par des cinéastes européens sur la Révolution égyptienne de janvier 2011. Il y avait aussi une autre section sur les femmes et la révolution ; je veux dire les films traitant du sujet du point de vue des femmes, des réalisatrices ou ceux ayant pour sujet le rôle des femmes dans la révolution. Pour cette édition, le festival comptait sur des jeunes réalisateurs et critiques représentant la révolution et je pense que cette orientation se poursuit toujours dans la même direction.
Et d'autres festivals identiques dans la région?
Le Festival du Cinéma Documentaire d'Al Jazira est un grand festival mais il n'a pas d'influence à cause de sa mauvaise direction car sa politique de sélection de films est bien trop conservatrice. En plus de ça, il semble être trop dépendant de la chaine de télé Al Jazeera plutôt que d'être un festival international de cinéma librement ouvert sur toutes les formes d'idées et de cultures. Il y a aussi un petit festival à Tanger au Maroc qui est dédié aux courts métrages de la Méditerranée. Il y a le festival de cinéma de Téhéran pour le documentaire et le court métrage qui s'est progressivement détérioré car l'équipe est exclusivement formée de fonctionnaires qui ne sont pas spécialistes du cinéma, avec un poids de la censure qui fait que les critères artistiques des films entrent peu en compte dans les films projetés.
Dites-moi les raisons qui vous ont poussé à quitter la direction du festival.
Je suis un critique de cinéma indépendant. Cela veut dire que je suis libre de tout contrôle par les institutions étatiques. Mon opinion sur la politique culturelle est de notoriété publique et n'a pas varié ; cela ne semble pas très apprécié des officiels et des différents ministres de la culture. En plus de ça, je n'ai pas réussi à convaincre aucun ministre de la culture sur la nécessité d'un contrat d'au moins quatre ans. Ils ont l'habitude de faire des contrats de quelques mois sur la base d'une année civile. Ce qui entraîne le fait que vous ne pouvez pas faire de plans pour le futur et vous êtes forcés de penser seulement à comment assumer votre responsabilité concernant l'édition qu'il vous est demandée d'organiser en un temps très court et avec un très petit budget. Ce qui met tes nerfs à rude épreuve. Très souvent, je dois travailler 12 heures par jour sans aucun congé. Ce n'était pas acceptable pour mes collaborateurs qui étaient des employés officiels du Centre du Cinéma égyptien (Egyptian Film Center) avec qui j'étais obligé de travailler malgré leur inefficacité et leur manque d'expérience. Vous n'avez pas le choix quand vous avez un tel maigre budget. Travailler dans le cadre du système étatique égyptien est une désagréable souffrance state. Le Directeur d'un festival n'a pas seulement en charge le planning et la supervision de tous les aspects de l'organisation, mais il doit aussi accorder personnellement une attention à chaque détail comme la composition du catalogue et une double vérification des noms et des titres de films dans les deux langues (arabe et anglais, ndlr) du programme officiel. Il doit personnellement veiller au contact avec les cinéastes afin qu'ils envoient leurs films à temps. C'est trop pour une seule personne surtout quand vous n'avez presque pas de budget, pas une équipe professionnelle spécialisée, en un court laps de temps et sans contrat durable.
Collaborez-vous avec d'autres évènements similaires ?
Je ne suis pas intéressé par le fait de travailler pour les festivals de cinéma. Je me considère comme un intellectuel qui a une certaine vision du cinéma et du monde. Mon indépendance vis-à-vis des groupes et bandes m'empêche de travailler pour les festivals dont vous parlez. En général, ces évènements recherchent la connivence avec des officiels ayant de l'influence sur des festivals organisés par l'Etat que ce soit en Egypte ou dans d'autres pays arabes. Quand j'étais directeur du Festival de Cinéma d'Ismaïlia, tout le monde m'appelait et voulait être mon ami. Maintenant personne ne m'appelle car je ne leur suis pas utile, de leur point de vue. Je suis même dangereux pour eux car je suis un critique libre ne servant pas aucune institution ; je suis mes propres convictions intellectuelles.
Quelles furent les difficultés pour financer votre festival ?
À la base, tous les festivals de documentaires sont exclusivement financés par des gouvernements. Les sponsors ne sont pas intéressés par de tels évènements. En réalité, je n'ai pas réussi à convaincre la télévision publique égyptienne de soutenir le festival de cinéma d'Ismaïlia. Je me suis même entendu dire qu'ils voulaient que le festival les aide à vendre leurs propres films.
Comment voyez-vous la relation entre le monde du documentaire et les festivals, dans la perspective de l'évolution des nouvelles technologies ?
Les festivals voulant programmer des films faits avec des caméras numériques et même avec des smartphones ont désormais leurs propres festivals. Cela a un grand impact car ils encouragent de jeunes cinéastes à faire de nombreux films et cela leur donne une scène pour projeter ces films. C'est très positif, bien sûr.
Avez-vous un programme afin d'aider à la production ou au financement des films ? Comme des forums de pitchs ou des ateliers de développement ?
Il n'y a pas vraiment d'écoles de cinéma dans le monde arabe. Il y a uniquement des ateliers ; mais ce sont des courtes sessions, ça ne peut pas être comme des écoles de cinéma. J'ai créé une société à ce propos il y a trois ans. Malheureusement, j'ai dû l'arrêter à cause des gros problèmes en Egypte et je suis retourné à Londres. La société a organisé plusieurs événements spéciaux et un atelier en collaboration avec une école privée sur des fonds personnels sans aide financière, hormis les frais d'inscription des étudiants. Plusieurs professionnels du cinéma, réalisateurs, scénaristes et directeurs de la photographie importants ont pris part à ces activités et c'était un gros succès. À cause de la violence et des problèmes, il n'était malheureusement pas aisé pour les étudiants d'assister aux cours. Ensuite, il n'était pas possible de continuer.
Propos recueillis par Hassouna MANSOURI (Africiné - Amsterdam)
Traduit de l'anglais par Thierno I. DIA (Africiné - Bordeaux)
pour Images Francophones
Image : Amir Amary
Crédit : gracieuseté du Festival International du Cinéma Méditerranéen de Tétouan (FICMT 2016), Maroc
Le même nombre restreint peut être retenu quant aux festivals sérieusement dédiés aux documentaires. En dépit de la multitude d'initiatives du Maroc aux Emirats, seulement un festival mérite le titre : le Festival international du film d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires, en Égypte. Tous les autres n'ont pas de réel impact sur le développement du cinéma et ce genre spécifique. Les principales raisons sont l'implication d'États non-démocratiques, et partant le manque de soutien financier surtout que ce genre d'évènements n'attire pas beaucoup les sponsors. Les authentiques initiatives indépendantes comme celles d'Agadir (Maroc), Béjaïa et Tlemcen (Algérie), Hergla et Douz / Djerba (Tunisie) souffrent d'une marginalisation. D'autres comme le Festival du Cinéma Documentaire d'Al Jazira relèvent plus d'une politique de marketing que d'un vrai intérêt pour le cinéma et le documentaire comme genre.
Pour avoir une idée plus large de la situation des festivals de cinéma documentaire dans le monde arabe, nous nous sommes entretenus avec Amir Emary qui est considéré comme une personne clé sur ce sujet. Il est d'abord un critique de cinéma qui connait les films et bien sûr les festivals de cinéma dans le monde et plus particulièrement dans le monde arabe. Son témoignage est très instructif car il a dirigé le Festival de cinéma d'Ismailia deux fois et a été confronté aux spécificités pratiques qu'impose l'organisation d'un tel évènement dans un contexte politique et culturel très particulier. Cet entretien avec Amir Emary a comme arrière plan la comparaison entre la culture de festival en Occident et la situation problématique des festivals dans le monde arabe.
Amir Emary est le Président du Jury Courts métrages du 22è Festival International du Cinéma Méditerranéen de Tétouan (FICMT 2016), Maroc, aux côtés de l'actrice Farida Rahouadj, dans le jury. Parmi les films sélectionnés, citons 3000 nuits de Maï Masri (production soutenue par l'OIF), Contre-Pouvoirs de l'Algérien Malek Bensmaïl (vous avez encore des chances de le voir en salles si vous êtes en France), Amal premier film de la Marocaine Aïda Senna (lire la critique de la critique de Djia Mambu), Tuk Tuk de l'Egyptien Romany Saad, Leilat Hob (Nuit d'amour) de Helmy Nouh, et le nouveau film de Larbi Benchiha qui analyse avec ténacité les méfaits de dissémination nucléaire. Dans les salles tunisiennes depuis le 14 février 2016, Narcisse de Sonia Chamkhi est en session spéciale à Tétouan ; il a bénéficié d'un soutien de l'OIF.
Vous participez à combien d'évènements / festivals chaque année ? Comment vous vous adaptez à cette mobilité intense, et quelles sont les principales caractéristiques qu'un directeur international doit présenter afin de réussir ?
Je me rends à 7/8 festivals par an, alors que les autres collègues n'arrêtent pas de voyager. Il est très important de savoir comment les festivals changent et être à jour des nouvelles tendances du cinéma dans le monde. Voyager est important tout en n'empêchant pas de travailler et d'écrire. Cela peut même t'aider pour écrire sur les films. Je participe régulièrement à de grands festivals tels Londres, Venise, Berlin et Cannes. Je ne vais pas à certains festivals comme Rotterdam (pour donner un exemple) parce qu'ils ne sont plus du tout intéressants. Les films sélectionnés à ce festival (en Hollande) sont de moins en moins intéressants et le festival va en régressant. En général, il n'y a pas vraiment de place pour le cinéma arabe dans ces festivals. Ils mettent l'accent plus sur le cinéma européen.
Quels sont les plus anciens festivals dans le monde arabe et quelles sont leurs spécificités linguistiques? Est-ce que l'anglais reste toujours la langue majeure pour les invités internationaux ?
Carthage en Tunisie, Le Caire en Égypte et Ismaïlia pour les films courts et documentaires. Quant à Dubaï, Marrakech et Abou Dhabi [ce festival a connu sa dernière édition en 2014 finalement, ndlr] ils sont plus récents et ont été créés dans une perspective compétitive et relèvent d'une stratégie marketing pour attirer l'attention sur leurs pays. Certains festivals accordent une place à la langue nationale, d'autres sont plus intéressés par l'anglais (au Moyen-Orient) et les festivals du Maghreb sont complètement francophones car le français est leur première langue dans toutes les publications, débats et présentations. Ils ignorent complètement les sous-titres arabes pour les films estimant que tout le monde (le public maghrébin) connaît la langue française.
Selon vous, les Festivals sont en compétition ou bien elles collaborent?
Je pense que nous avons besoin de collaboration et d'échange surtout parce que les festivals occidentaux n'accordent pas de place aux courts et documentaires venant du Moyen orient en dépit de leurs qualités artistiques et des sujets qu'ils osent aborder. Les festivals de cinéma en Occident, en France, Allemagne et Pays-Bas par exemple, sont plutôt intéressés par des films politiques portant sur des sujets prisés par les médias occidentaux tels l'extrémisme islamique, le terrorisme et les révolutions sans s'arrêter aux films en tant que tels. Ils sont contents avec le film qui aborde ces sujets même s'il est cinématographiquement médiocre. C'est ce que j'ai remarqué au festival de cinéma de Berlin il y a deux ans quand furent projetés des films sur le "Printemps arabe" même si certains étaient loin de mériter le nom de films. Des directeurs de festivals en Occident, comme celui du Festival du Cinéma documentaire d'Amsterdam, sont aussi snobs à l'endroit des festivals arabes en comparaison avec les festivals israéliens. Ils ont une vision orientaliste naïve sur le monde arabe, faite de stéréotypes superficiels qu'on retrouve dans plusieurs films comme les figures du "vieil homme", l'esclavage dans le harem du Sultan ainsi de suite.
Comment voyez-vous la collaboration dans le monde des festivals de documentaires ? Ça a-t-il changé ces dernières années ?
La concurrence a un impact très négatif. Les choses deviennent une sorte de pacte entre des mafias sur la base d'échange d'intérêts et de services. Les films sont dès lors sélectionnés non pas à cause de leur qualité mais grâce à la connexion de leurs propriétaires avec les programmateurs de festivals arabes. Même les fonds du cinéma de certains festivals fonctionnent sur le même mode de connivence. Je pense qu'il ne devrait pas y avoir de compétition entre festivals néanmoins il y a une sorte de guerre tribale entre festivals en dépit de ce qui est dit sur la collaboration.
Beaucoup d'organisateurs de festivals de cinéma ont commencé comme réalisateurs. Quelle est votre opinion sur l'importance de connaître de façon intime les multiples facettes du documentaire : comme producteur, réalisateur, programmateur, critique ? Est-ce votre cas ? Comment êtes vous venu à collaborer avec Ismaïlia ?
J'ai travaillé pendant plusieurs années dans le département arabe de la BBC m'occupant de radio, télévision et presse électronique. J'ai été associé à plusieurs courts métrages documentaires comme scénariste, producteur délégué ou monteur. J'ai même monté des films moi-même et préparé des productions audiovisuelles destinées à être diffusées. J'ai travaillé pour plusieurs chaînes dont Al Jazira et Abu Dhabi TV... Donc, j'ai participé à plusieurs jurys dans différents festivals spécialisés dans le documentaire tels le Festival du Cinéma de Téhéran et le Festival du Cinéma d'Oberhausen, entre autres. J'écris très souvent des essais et articles analytiques sur le documentaire et je pense que j'ai une expérience conséquente dans ce domaine.
D'autre part, je suis une des premières personnes à pratiquer ce qu'on appelle "la critique méthodique de cinéma" ; je veux parler de la critique basée sur des analyses de film et non pas sur une sorte d'impressions journalistiques superficielles sur les films. Je fais partie des premiers membres de l'Association égyptienne des critiques de cinéma fondée en 1974. En 2002, j'ai été élu comme Président de cette association pour laquelle j'ai organisé plusieurs évènements cinématographiques comme la Semaine du Cinéma chinois et j'ai publié un livre sur le nouveau cinéma chinois. J'ai organisé aussi la Semaine du Cinéma Documentaire classique à propos duquel j'ai également publié un autre livre. J'ai publié environ 13 ouvrages sur le cinéma et la critique de film.
En 2001, les responsables du Centre égyptien du cinéma m'ont demandé d'être le Directeur du Festival de Cinéma d'Ismailia dans un contexte très spécial juste après les évènements du 11 septembre (attentats contre le World Trade Center, à New-York, ndlr). J'ai été couronné de succès malgré toutes les difficultés. En 2012, j'étais de retour au même poste [voir la page Ismaïlia International Festival for Documentary & Short Films 2012, ndlr]. Dans les deux cas, j'étais choisi afin de sauver le festival dans un court laps de temps. L'édition de 2012 a eu lieu dans le contexte de l'élection présidentielle avec beaucoup de chaos et de menaces de violence. Le Ministère m'a toujours traité comme un expert en cinéma et concernant les festivals où j'ai l'habitude de rendre depuis 1980 jusqu'à nos jours. Je n'ai jamais été sous contrat de manière permanente ; j'ai toujours retrouvé ma liberté une fois ma mission accomplie.
Quelle comparaison entre Ismaïlia et les autres festivals du même genre dans le monde ? Surtout ceux spécialisés dans le documentaire ?
Le Festival de cinéma d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires a été créé en 1992. Il a démarré comme un petit évènement cinématographique puis il a grandi et il est devenu ouvert aux expériences internationales. Malheureusement, il a fait face à des difficultés administratives et bureaucratiques en étant sous le giron des officiels du ministère de la culture. En 1995, il a été suspendu pendant cinq ans. L'édition de 2001, celle que j'ai dirigée, était nommé "l'édition du retour" [L'édition du Festival international du film d'Ismaïlia pour les films courts et documentaires 2016 (20-26 avril 2016) sera la 18ème après des interruptions dont une suspension en 2015, ndlr]. Le festival a quatre compétitions : longs métrages documentaires, courts métrages documentaires, courts métrages fictions et courts métrage d'animation.
Ismailia est un bon festival international qui s'occupe de ce genre de cinéma dans sa région en plus d'être resté ouvert au reste du monde. Il souffre surtout du manque de soutien financier venant du gouvernement. Il est victime aussi du contrôle trop lourd de ce dernier outre l'influence de la bureaucratie corrompue du Ministère de la Culture. Ce qui l'handicape le plus c'est l'absence d'archives, de ne pas disposer de ses propres bureaux hors de l'immeuble du centre national du cinéma et de ne pas avoir une équipe professionnelle travaillant en continu durant toute l'année. Comparer Ismaïlia d'une part à Clermont-Ferrand et Oberhausen d'autre part, c'est comme comparer la vie en Egypte avec celle en Allemagne ou en France.
Comment votre festival a été affecté par le Printemps arabe ? Sur le plan de l'organisation ? Dans la programmation ? Et la réponse du public ?
L'édition de 2012, qui est celle que j'ai dirigée, était la première après ce que l'on a appelé le "Printemps arabe". C'est pourquoi il y avait un programme spécial intitulé "la révolution vue de l'autre bord" dédié aux longs métrages documentaires faits par des cinéastes européens sur la Révolution égyptienne de janvier 2011. Il y avait aussi une autre section sur les femmes et la révolution ; je veux dire les films traitant du sujet du point de vue des femmes, des réalisatrices ou ceux ayant pour sujet le rôle des femmes dans la révolution. Pour cette édition, le festival comptait sur des jeunes réalisateurs et critiques représentant la révolution et je pense que cette orientation se poursuit toujours dans la même direction.
Et d'autres festivals identiques dans la région?
Le Festival du Cinéma Documentaire d'Al Jazira est un grand festival mais il n'a pas d'influence à cause de sa mauvaise direction car sa politique de sélection de films est bien trop conservatrice. En plus de ça, il semble être trop dépendant de la chaine de télé Al Jazeera plutôt que d'être un festival international de cinéma librement ouvert sur toutes les formes d'idées et de cultures. Il y a aussi un petit festival à Tanger au Maroc qui est dédié aux courts métrages de la Méditerranée. Il y a le festival de cinéma de Téhéran pour le documentaire et le court métrage qui s'est progressivement détérioré car l'équipe est exclusivement formée de fonctionnaires qui ne sont pas spécialistes du cinéma, avec un poids de la censure qui fait que les critères artistiques des films entrent peu en compte dans les films projetés.
Dites-moi les raisons qui vous ont poussé à quitter la direction du festival.
Je suis un critique de cinéma indépendant. Cela veut dire que je suis libre de tout contrôle par les institutions étatiques. Mon opinion sur la politique culturelle est de notoriété publique et n'a pas varié ; cela ne semble pas très apprécié des officiels et des différents ministres de la culture. En plus de ça, je n'ai pas réussi à convaincre aucun ministre de la culture sur la nécessité d'un contrat d'au moins quatre ans. Ils ont l'habitude de faire des contrats de quelques mois sur la base d'une année civile. Ce qui entraîne le fait que vous ne pouvez pas faire de plans pour le futur et vous êtes forcés de penser seulement à comment assumer votre responsabilité concernant l'édition qu'il vous est demandée d'organiser en un temps très court et avec un très petit budget. Ce qui met tes nerfs à rude épreuve. Très souvent, je dois travailler 12 heures par jour sans aucun congé. Ce n'était pas acceptable pour mes collaborateurs qui étaient des employés officiels du Centre du Cinéma égyptien (Egyptian Film Center) avec qui j'étais obligé de travailler malgré leur inefficacité et leur manque d'expérience. Vous n'avez pas le choix quand vous avez un tel maigre budget. Travailler dans le cadre du système étatique égyptien est une désagréable souffrance state. Le Directeur d'un festival n'a pas seulement en charge le planning et la supervision de tous les aspects de l'organisation, mais il doit aussi accorder personnellement une attention à chaque détail comme la composition du catalogue et une double vérification des noms et des titres de films dans les deux langues (arabe et anglais, ndlr) du programme officiel. Il doit personnellement veiller au contact avec les cinéastes afin qu'ils envoient leurs films à temps. C'est trop pour une seule personne surtout quand vous n'avez presque pas de budget, pas une équipe professionnelle spécialisée, en un court laps de temps et sans contrat durable.
Collaborez-vous avec d'autres évènements similaires ?
Je ne suis pas intéressé par le fait de travailler pour les festivals de cinéma. Je me considère comme un intellectuel qui a une certaine vision du cinéma et du monde. Mon indépendance vis-à-vis des groupes et bandes m'empêche de travailler pour les festivals dont vous parlez. En général, ces évènements recherchent la connivence avec des officiels ayant de l'influence sur des festivals organisés par l'Etat que ce soit en Egypte ou dans d'autres pays arabes. Quand j'étais directeur du Festival de Cinéma d'Ismaïlia, tout le monde m'appelait et voulait être mon ami. Maintenant personne ne m'appelle car je ne leur suis pas utile, de leur point de vue. Je suis même dangereux pour eux car je suis un critique libre ne servant pas aucune institution ; je suis mes propres convictions intellectuelles.
Quelles furent les difficultés pour financer votre festival ?
À la base, tous les festivals de documentaires sont exclusivement financés par des gouvernements. Les sponsors ne sont pas intéressés par de tels évènements. En réalité, je n'ai pas réussi à convaincre la télévision publique égyptienne de soutenir le festival de cinéma d'Ismaïlia. Je me suis même entendu dire qu'ils voulaient que le festival les aide à vendre leurs propres films.
Comment voyez-vous la relation entre le monde du documentaire et les festivals, dans la perspective de l'évolution des nouvelles technologies ?
Les festivals voulant programmer des films faits avec des caméras numériques et même avec des smartphones ont désormais leurs propres festivals. Cela a un grand impact car ils encouragent de jeunes cinéastes à faire de nombreux films et cela leur donne une scène pour projeter ces films. C'est très positif, bien sûr.
Avez-vous un programme afin d'aider à la production ou au financement des films ? Comme des forums de pitchs ou des ateliers de développement ?
Il n'y a pas vraiment d'écoles de cinéma dans le monde arabe. Il y a uniquement des ateliers ; mais ce sont des courtes sessions, ça ne peut pas être comme des écoles de cinéma. J'ai créé une société à ce propos il y a trois ans. Malheureusement, j'ai dû l'arrêter à cause des gros problèmes en Egypte et je suis retourné à Londres. La société a organisé plusieurs événements spéciaux et un atelier en collaboration avec une école privée sur des fonds personnels sans aide financière, hormis les frais d'inscription des étudiants. Plusieurs professionnels du cinéma, réalisateurs, scénaristes et directeurs de la photographie importants ont pris part à ces activités et c'était un gros succès. À cause de la violence et des problèmes, il n'était malheureusement pas aisé pour les étudiants d'assister aux cours. Ensuite, il n'était pas possible de continuer.
Propos recueillis par Hassouna MANSOURI (Africiné - Amsterdam)
Traduit de l'anglais par Thierno I. DIA (Africiné - Bordeaux)
pour Images Francophones
Image : Amir Amary
Crédit : gracieuseté du Festival International du Cinéma Méditerranéen de Tétouan (FICMT 2016), Maroc