Alain Gomis, lauréat de l'Etalon d'or du Yennenga 2017
"Félicité est un regard concret du monde"
Le Sénégal a remporté les 3 grands prix du Fespaco 2017, en long métrage fiction (Félicité), en documentaire (Kemtiyu, Cheikh Anta, d'Ousmane William Mbaye) et Tundu Wundu saison 2 de Aboulahad Wone). Ces trois productions ont bénéficié du soutien de l'OIF ainsi que du Fopica pour les deux films. Après ce deuxième sacre avec son film Félicité qui a remporté l'Etalon d'or de Yennenga à la 25ème édition du Fespaco, le réalisateur Franco-Sénégalais Alain Gomis a été accueilli le lundi 06 mars 2017, en héros au Sénégal. Le cinéaste gagne donc deux fois (2013 et 2017) en l'espace de quatre ans ce trophée tant convoité. Il revient sur la joie qui l'anime et sur le film.
Quel sentiment vous anime après ce sacre au Fespaco ?
Alain GOMIS : C'est une très belle surprise, je n'y croyais pas du tout. Parce que je pensais que le jury allait vouloir pousser d'autres talents et j'aurais trouvé cela tout à fait normal. J'étais prêt à me lever pour quelqu'un d'autre. Je suis très surpris, très content et très fier. Cela me permet de dire aussi merci, à tous ceux qui ont travaillé ardûment pour que ce film existe, au Sénégal et à Kinshasa. Je prends cette récompense comme un outil, un encouragement pour continuer à avancer.
Vous vous alignez à côté du cinéaste malien Souleymane Cissé qui a remporté deux fois ce trophée du Fespaco…
C'est un poids, Souleymane Cissé est une légende et fait partie des créateurs du Fespaco. Ceux sont les aînés comme lui et Sembène Ousmane qui nous ont toujours soutenus et encouragés dans notre travail. Et surtout, nous ont donné confiance.
Un retour au Fespaco après le triomphe de 2013 ?
Le Fespaco est un festival vraiment particulier pour moi. Il faut comprendre qu'avec tous les défauts du Fespaco, même s'ils travaillent, il y a toujours quelques problèmes d'organisation. Je regrette aujourd'hui par exemple : avant il y avait cet hôtel où tout le monde était logé, c'est-à-dire qu'on se croisait, on était ensemble, on échangeait sur les films et sur d'autres choses aussi. Aujourd'hui, on est un peu éparpillé, la ville s'est agrandie, on est à Ouaga 2000 qui est un peu loin. Je trouve perdue cette chose qui était si importante où les cinéastes africains et de la diaspora se retrouvaient à l'Hôtel Indépendance où tout le monde se côtoyait. C'était même très impressionnant la première fois que je suis arrivé au Fespaco de voir les anciens assis à leur table, Sembène qui occupait sa chambre, etc. Ils vous acceptaient, vous prenaient et discutaient avec vous. Au début, ils vous regardaient d'une autre manière. Souvent, il y en a parfois un qui vous faisait entrer dans leur cercle.
Il avait quelque chose qui s'y passait et qui a un peu disparu, c'est à nous de le recréer en se disant qu'on va se retrouver à cet endroit. Les journalistes aussi y étaient. Le festival a un peu perdu de cette particularité que nous devons imposer. On n'avait pas besoin de créer des endroits pour des interviews ou de prendre rendez-vous. C'était plus facile. J'en parlais à Thierry qui est un Zimbabwéen, qui sélectionne pour certains festivals, de trouver un endroit où on se retrouve puisqu'il est le plus ancien parmi nous. C'est important de pouvoir se retrouver et d'échanger.
La projection de votre film Félicité au ciné-Burkina (mercredi 1er mars) a attiré un public très nombreux. Comment avez-vous vécu ce premier contact avec le public africain après la Berlinale (où il a reçu le prix du Grand Jury avec l'Ours d'argent) ?
Très bien. Ce qui est vraiment très agréable et très touchant, c'est de voir l'affluence. Malheureusement beaucoup n'ont pas pu voir le film ce jour là, parce que la salle était pleine. Tout cela pour un réalisateur producteur après avoir travaillé autant de temps, c'est toujours quelque chose de très flatteur. On est très content. C'était un moment aussi de tension puisqu'on ne savait pas comment les gens vont réagir lors des premières. Et puis, il y a eu des échanges après, car le cinéma que je fais est un cinéma aussi assez particulier qui appelle à des questionnements.
J'aime cela quand les gens se questionnent, quand les choses ne sont pas tout à fait faites et ils s'interrogent eux-mêmes. J'aime bien quand on peut échanger, c'est toujours un plaisir de rencontrer le public et d'avoir la possibilité d'échanger avec lui. Quand cela commence, avant je suis tendu, après je suis content de voir enfin que le film devient concret et que les gens le voient.
Comment est née l'idée d'un tel film ?
Je voulais faire un film sur ces femmes, je dirais plus que ces femmes, ces personnes que je côtoie dans les quartiers populaires et qui ont cette vie, finalement la vie la plus commune. C'est la majorité de la population, qui tous les jours doivent se battre pour faire la journée. Je ne voulais pas le dire d'une façon miséreuse. Je voulais leur dire juste je vous aime, aimons-nous, vous pouvez vous aimer, c'est vous la vérité, c'est vous la vie. Il y a un personnage du film qui le dit : "nous sommes la vérité, nous sommes les héros". C'était vraiment quelque chose d'important. Qu'elle dise à cette enfant que tu dois te battre parce que tu n'as pas le choix et je serais ton soldat. C'était cela qui comptait dans ce film.
On en revient au jour, au temps…, comme cette journée de Satché dans votre dernier film Tey (Aujourd'hui) long métrage fiction qui a reçu l'Etalon d'or au Fespaco 2013. Y a-t-il des similitudes entre les deux films ?
Oui effectivement, parce que dans Tey, j'ai presque ouvert une porte temporelle, une façon de travailler sur la durée, sur les petites choses de la durée que j'ai continué d'explorer ici dans certaines parties de Félicité. C'est une porte qui s'est ouverte dans Tey, un moment où l'espace et le temps se sont ouverts.
Y a-t-il un dialogue entre les deux ?
Oui, j'ai l'impression qu'après Tey, j'avais aussi envie d'en venir aux tumultes. Car Tey parle de la paix et à un moment j'ouvre les yeux, je montre le film et je me dis attention, les gens qui sont autour de moi, ils ne sont pas encore prêts pour cette paix. Il faut aussi parler de leurs réalités de maintenant, de leurs difficultés, de leur guerre quotidienne pour pouvoir aller vers la paix. Le film, il dialogue comme cela. Je montre le film puis je me dis, "ah ! Il y a des gens de ma famille, voilà je reviens vers toi après".
Peut-être c'est ce qui donne à Félicité cette dimension du réel même s'il s'agit d'une fiction ?
La bataille du cinéma, c'est une bataille de la représentation, une bataille du réel. Aujourd'hui, j'ai l'impression que la fiction télévisuelle nous a confisqué le réel. Comme si le réel, c'est ce que nous voyons la plupart du temps sur nos écrans. Cela n'est pas le réel. Pourquoi c'est important ? Parce que quand on a l'impression que ce que l'on vit ce n'est pas le bon réel, on ne s'aime pas, on se fait violence et ce sont des problèmes très concrets au sein des familles. Quand on croit qu'on peut se réaliser, qu'on peut exister en partant. Quand on construit une société de laquelle finalement sont considérés que le 1% qui a réussi à s'en sortir, on court un gros problème structurel, les choses sont à l'envers si cette société est ainsi fait.
Vos personnages sont combatifs dans vos films et ne prennent pas la mort comme une fatalité, est-ce un trait de caractère d'Alain Gomis transposé dans ses créations ?
Je pense que c'est quelque chose qui fait partie de ma culture Manjac [ethnie du Sénégal établie plus au Sud du pays à Ziguinchor et dont certains sont originaires de la Guinée Bissau, Ndlr], même si ma culture est multiple. Cela signifie aussi que dans notre quotidien, la vie et la mort se mélangent de façon assez concrète. D'une manière générale, au Sénégal, cette idée du visible, de l'invisible, de l'interpénétration des mondes, chaque communauté dialogue de façon différente avec ça. Mais, on n'est pas seul, c'est notre quotidien. Les racines ne sont pas seulement sous la terre, mais dans des espaces, des infra-mondes. Tout cela fait partie de notre quotidien pourquoi ne pas en parler. Pourquoi ne pas le représenter si aujourd'hui la question est de représenter un bout de mode de vie, elle me paraît importante et je serais curieux de voir comment d'autres cinéastes la représentent.
Y a-t-il un message à transmettre à travers ce parcours combatif de Félicité ?
C'est plus un parcours à montrer qu'un message à transmettre. Car je considère un film presque comme on peut imaginer une initiation. Pas tellement qu'on vous le dise, mais que vous faisiez le parcours. Une fois que vous le ferez, peut-être que vous allez comprendre. Félicité avait besoin de faire le parcours pour accepter sa vie et s'accepter elle-même.
Félicité est quelqu'un qui est au bord du renoncement, car elle croit que c'est trop difficile que cela ne vaut pas la peine de se battre. Si c'est pour se plier, elle s'est battue toute sa vie et c'est comme si elle avait échoué. Partir de là, pour revenir à la vie, il faut un parcours et cela se situe dans cet espace, dans ce monde de rêve, dans cette forêt. Peut-être qu'elle va se perdre ou renoncer à la vie et rester là-bas où revenir pour se battre ? Comment la vie va la rechercher, c'est de cela qu'il est question dans le film.
Cette inhumanité dont il est question dans le film décrit-elle votre regard du monde d'aujourd'hui ?
C'est un regard concret du monde. On est actuellement - je ne sais pas si c'était différent avant - dans le monde que j'ai l'impression de vivre, on est vraiment sous pression économique. Combien de gens ne peuvent pas avoir un endroit où vivre, ils ne peuvent pas quitter le domicile parental. Ils travaillent certes, mais, ne gagnent pas assez pour s'assumer. Combien de femmes ou de jeunes femmes sont seules avec leur enfants dans la mesure où le père n'est pas là ou de pères différents ? Pourquoi cette vie, cette réalité n'est pas assez portée à l'écran pour qu'on en discute, se dire les choses ? Parce que c'est à partir de la vérité qu'on arrivera à avancer. Si on nie la vérité, qu'est-ce qu'on peut faire. C'est cela qui est important. Et se dire que ces vies-là ne sont pas des vies au rabais, ce sont des vies dignes qui méritent d'être vécues. A l'intérieur de cela nous restons des êtres humains qui faisons des choix, menons des combats. A partir de ceux-là, il y a des héros.
A la Berlinale (festival de Berlin) lorsque vous avez gagné le Grand prix du jury, on a entendu "le Français Alain Gomis primé", au Sénégal, c'était plutôt "le Sénégalais Alain Gomis". Au Fespaco, on entend plus "le Franco-Sénégalais Alain Gomis". Qui êtes-vous finalement ?
Je fais partie de ces personnes de plus en plus nombreuses attachées à plusieurs endroits. Je suis très attaché au Sénégal. Pour la France, j'ai plus un rapport plutôt conflictuel y compris lorsque j'ai commencé à faire du cinéma. Le Sénégal m'a accueilli, m'a reconnu à mes tous débuts. En France, il a fallu effectivement que je gagne ce prix à Berlin pour qu'on dise sur France 24 le Français Alain Gomis. Des amis m'ont appelé pour me dire : "Ah tu es devenu français maintenant !" (rires). Cela m'a piqué aussi et je me suis dit," ah c'est maintenant que je suis Français !" Mais au fond des choses, ma position d'une personne appartenant à plusieurs cultures n'est pas d'opposer les gens, mais de les mettre en connexion. Essayer de dire ce que vous vivez là ; là-bas aussi ils vivent la même chose mais en le disant dans un autre langage et de trouver des liens pour qu'on soit ensemble. C'est une grande fierté d'appartenir à plusieurs cultures et d'être là au Fespaco et de ne pas attendre Cannes comme me le suggèrent certains. Lorsqu'en 2013, j'ai eu l'Etalon, certains disaient que la prochaine étape maintenant, c'est Cannes ; comme si c'est la panacée. C'est à nous de dire les endroits les plus importants. Pour moi, il ne fallait pas attendre Cannes, car il fallait être là au Fespaco. C'est quelque chose qu'il fallait affirmer. C'est comme quand le film est sorti en France, certains ont dit que c'est avant le Sénégal. Au Sénégal, on est en train de construire pas à pas une industrie du cinéma, c'est difficile et la sortie reste compliquée. On va la faire dès que possible. Alors qu'en France, on travaille avec des partenaires qui sont là-dessus depuis six mois. Nous ferons tout pour que la projection ait lieu au Sénégal. Mais il faut se rappeler que la première projection de Félicité a eu lieu à la Place du Souvenir de Dakar, même si c'était réservé qu'à des professionnels et à la Direction de la cinématographie.
L'aide reçue du Fopica (Fonds de promotion pour l'industrie cinématographique et audiovisuel) l'a été après la délibération des projets retenus. Votre film a été repêché ?
Je les en remercie, cela n'a pas été unanime. Car mon option pour la première session était de ne pas entrer en concurrence tout de suite avec les autres. Je ne voulais pas qu'on voit si mon projet est retenu comme, une aide pour service rendu puisque c'est grâce à la moisson du Fespaco 2013 que le fonds à été alimenté. J'attendais alors la deuxième session qui ne venait pas et avec l'instabilité politique menaçante au Congo, un retard mettrait le film en danger. Je ne voulais pas aussi le faire sans le Fopica. Pour moi, le Fopica devait être avec nous, pour une vitrine du Sénégal. J'ai posé la situation. Et grâce à l'intervention de Hugues Diaz, directeur de la cinématographie et du ministre de la Culture et de la Communication Mbagnick Ndiaye, on a eu ce soutien. Mais j'ai été surpris que certains qui étaient à nos côtés au Fespaco, nous aient tournés le dos. C'est la comédie humaine. Je n'en veux à personne, aujourd'hui on est là et je crois qu'ils sont fiers.
Votre Président Macky Sall vous a reçu la veille de votre départ pour le Fespaco à Ouagadougou, vous a-t-il fait des promesses ?
Des promesses non, nous avons discuté sur plusieurs choses. Il a évoqué un relèvement du Fopica [actuellement de 1 Milliard FCFA - environ 1,5 millions d'euros - depuis 2014], mais surtout ce qui me tenait à cœur, c'est qu'on réfléchisse à un pôle de post production. Car dans un budget de film comme Félicité, 70 % sont allés à la postproduction. Cela signifie que quand un fonds comme le Fopica donne de l'argent à un film qui ne trouve pas d'autres financements, la majeure partie va à l'étranger où il y a des infrastructures pour une postproduction. Alors que l'intérêt de ces fonds nationaux, c'est de les dépenser dans le pays, ce qui baisse le coût des films et attire les tournages de la sous-région pour la postproduction, du coup développer des coproductions et créée de l'emploi. Nous voulons que ce soit un secteur d'activité viable. On en est loin, mais je crois qu'on a été bien entendu. La volonté politique est là, après vous connaissez la difficulté entre la volonté et la réalisation des choses. Il faut que tous les acteurs soient vigilants y compris les journalistes pour rappeler les choses.
Je crois qu'il faudrait les Etats généraux du cinéma. Maintenant, il ne s'agira plus seulement de mes suggestions, mais il faut réfléchir collectivement pour continuer d'abord à évaluer ce qui a été fait et voir dans quel sens on va avancer. Mais, je ne doute pas aujourd'hui, il ne s'agit pas de se reposer sur ses lauriers, mais de mettre les boucher doubles.
Fatou Kiné SENE
Dakar, Africiné Magazine,
pour Images Francophones
en collaboration avec Africultures
Image : Arrivée du cinéaste Alain Gomis, lauréat de l'Etalon d'or au Fespaco à l'aéroport de Dakar lundi 6 mars 2017. A ses côtés Rémi Sagna (à sa droite) directeur de cabinet du ministre de la Culture et M. Birane Niang (à sa gauche) secrétaire général du ministère de la Culture, entouré par des admirateurs. Crédit photo : Assane Dia
Quel sentiment vous anime après ce sacre au Fespaco ?
Alain GOMIS : C'est une très belle surprise, je n'y croyais pas du tout. Parce que je pensais que le jury allait vouloir pousser d'autres talents et j'aurais trouvé cela tout à fait normal. J'étais prêt à me lever pour quelqu'un d'autre. Je suis très surpris, très content et très fier. Cela me permet de dire aussi merci, à tous ceux qui ont travaillé ardûment pour que ce film existe, au Sénégal et à Kinshasa. Je prends cette récompense comme un outil, un encouragement pour continuer à avancer.
Vous vous alignez à côté du cinéaste malien Souleymane Cissé qui a remporté deux fois ce trophée du Fespaco…
C'est un poids, Souleymane Cissé est une légende et fait partie des créateurs du Fespaco. Ceux sont les aînés comme lui et Sembène Ousmane qui nous ont toujours soutenus et encouragés dans notre travail. Et surtout, nous ont donné confiance.
Un retour au Fespaco après le triomphe de 2013 ?
Le Fespaco est un festival vraiment particulier pour moi. Il faut comprendre qu'avec tous les défauts du Fespaco, même s'ils travaillent, il y a toujours quelques problèmes d'organisation. Je regrette aujourd'hui par exemple : avant il y avait cet hôtel où tout le monde était logé, c'est-à-dire qu'on se croisait, on était ensemble, on échangeait sur les films et sur d'autres choses aussi. Aujourd'hui, on est un peu éparpillé, la ville s'est agrandie, on est à Ouaga 2000 qui est un peu loin. Je trouve perdue cette chose qui était si importante où les cinéastes africains et de la diaspora se retrouvaient à l'Hôtel Indépendance où tout le monde se côtoyait. C'était même très impressionnant la première fois que je suis arrivé au Fespaco de voir les anciens assis à leur table, Sembène qui occupait sa chambre, etc. Ils vous acceptaient, vous prenaient et discutaient avec vous. Au début, ils vous regardaient d'une autre manière. Souvent, il y en a parfois un qui vous faisait entrer dans leur cercle.
Il avait quelque chose qui s'y passait et qui a un peu disparu, c'est à nous de le recréer en se disant qu'on va se retrouver à cet endroit. Les journalistes aussi y étaient. Le festival a un peu perdu de cette particularité que nous devons imposer. On n'avait pas besoin de créer des endroits pour des interviews ou de prendre rendez-vous. C'était plus facile. J'en parlais à Thierry qui est un Zimbabwéen, qui sélectionne pour certains festivals, de trouver un endroit où on se retrouve puisqu'il est le plus ancien parmi nous. C'est important de pouvoir se retrouver et d'échanger.
La projection de votre film Félicité au ciné-Burkina (mercredi 1er mars) a attiré un public très nombreux. Comment avez-vous vécu ce premier contact avec le public africain après la Berlinale (où il a reçu le prix du Grand Jury avec l'Ours d'argent) ?
Très bien. Ce qui est vraiment très agréable et très touchant, c'est de voir l'affluence. Malheureusement beaucoup n'ont pas pu voir le film ce jour là, parce que la salle était pleine. Tout cela pour un réalisateur producteur après avoir travaillé autant de temps, c'est toujours quelque chose de très flatteur. On est très content. C'était un moment aussi de tension puisqu'on ne savait pas comment les gens vont réagir lors des premières. Et puis, il y a eu des échanges après, car le cinéma que je fais est un cinéma aussi assez particulier qui appelle à des questionnements.
J'aime cela quand les gens se questionnent, quand les choses ne sont pas tout à fait faites et ils s'interrogent eux-mêmes. J'aime bien quand on peut échanger, c'est toujours un plaisir de rencontrer le public et d'avoir la possibilité d'échanger avec lui. Quand cela commence, avant je suis tendu, après je suis content de voir enfin que le film devient concret et que les gens le voient.
Comment est née l'idée d'un tel film ?
Je voulais faire un film sur ces femmes, je dirais plus que ces femmes, ces personnes que je côtoie dans les quartiers populaires et qui ont cette vie, finalement la vie la plus commune. C'est la majorité de la population, qui tous les jours doivent se battre pour faire la journée. Je ne voulais pas le dire d'une façon miséreuse. Je voulais leur dire juste je vous aime, aimons-nous, vous pouvez vous aimer, c'est vous la vérité, c'est vous la vie. Il y a un personnage du film qui le dit : "nous sommes la vérité, nous sommes les héros". C'était vraiment quelque chose d'important. Qu'elle dise à cette enfant que tu dois te battre parce que tu n'as pas le choix et je serais ton soldat. C'était cela qui comptait dans ce film.
On en revient au jour, au temps…, comme cette journée de Satché dans votre dernier film Tey (Aujourd'hui) long métrage fiction qui a reçu l'Etalon d'or au Fespaco 2013. Y a-t-il des similitudes entre les deux films ?
Oui effectivement, parce que dans Tey, j'ai presque ouvert une porte temporelle, une façon de travailler sur la durée, sur les petites choses de la durée que j'ai continué d'explorer ici dans certaines parties de Félicité. C'est une porte qui s'est ouverte dans Tey, un moment où l'espace et le temps se sont ouverts.
Y a-t-il un dialogue entre les deux ?
Oui, j'ai l'impression qu'après Tey, j'avais aussi envie d'en venir aux tumultes. Car Tey parle de la paix et à un moment j'ouvre les yeux, je montre le film et je me dis attention, les gens qui sont autour de moi, ils ne sont pas encore prêts pour cette paix. Il faut aussi parler de leurs réalités de maintenant, de leurs difficultés, de leur guerre quotidienne pour pouvoir aller vers la paix. Le film, il dialogue comme cela. Je montre le film puis je me dis, "ah ! Il y a des gens de ma famille, voilà je reviens vers toi après".
Peut-être c'est ce qui donne à Félicité cette dimension du réel même s'il s'agit d'une fiction ?
La bataille du cinéma, c'est une bataille de la représentation, une bataille du réel. Aujourd'hui, j'ai l'impression que la fiction télévisuelle nous a confisqué le réel. Comme si le réel, c'est ce que nous voyons la plupart du temps sur nos écrans. Cela n'est pas le réel. Pourquoi c'est important ? Parce que quand on a l'impression que ce que l'on vit ce n'est pas le bon réel, on ne s'aime pas, on se fait violence et ce sont des problèmes très concrets au sein des familles. Quand on croit qu'on peut se réaliser, qu'on peut exister en partant. Quand on construit une société de laquelle finalement sont considérés que le 1% qui a réussi à s'en sortir, on court un gros problème structurel, les choses sont à l'envers si cette société est ainsi fait.
Vos personnages sont combatifs dans vos films et ne prennent pas la mort comme une fatalité, est-ce un trait de caractère d'Alain Gomis transposé dans ses créations ?
Je pense que c'est quelque chose qui fait partie de ma culture Manjac [ethnie du Sénégal établie plus au Sud du pays à Ziguinchor et dont certains sont originaires de la Guinée Bissau, Ndlr], même si ma culture est multiple. Cela signifie aussi que dans notre quotidien, la vie et la mort se mélangent de façon assez concrète. D'une manière générale, au Sénégal, cette idée du visible, de l'invisible, de l'interpénétration des mondes, chaque communauté dialogue de façon différente avec ça. Mais, on n'est pas seul, c'est notre quotidien. Les racines ne sont pas seulement sous la terre, mais dans des espaces, des infra-mondes. Tout cela fait partie de notre quotidien pourquoi ne pas en parler. Pourquoi ne pas le représenter si aujourd'hui la question est de représenter un bout de mode de vie, elle me paraît importante et je serais curieux de voir comment d'autres cinéastes la représentent.
Y a-t-il un message à transmettre à travers ce parcours combatif de Félicité ?
C'est plus un parcours à montrer qu'un message à transmettre. Car je considère un film presque comme on peut imaginer une initiation. Pas tellement qu'on vous le dise, mais que vous faisiez le parcours. Une fois que vous le ferez, peut-être que vous allez comprendre. Félicité avait besoin de faire le parcours pour accepter sa vie et s'accepter elle-même.
Félicité est quelqu'un qui est au bord du renoncement, car elle croit que c'est trop difficile que cela ne vaut pas la peine de se battre. Si c'est pour se plier, elle s'est battue toute sa vie et c'est comme si elle avait échoué. Partir de là, pour revenir à la vie, il faut un parcours et cela se situe dans cet espace, dans ce monde de rêve, dans cette forêt. Peut-être qu'elle va se perdre ou renoncer à la vie et rester là-bas où revenir pour se battre ? Comment la vie va la rechercher, c'est de cela qu'il est question dans le film.
Cette inhumanité dont il est question dans le film décrit-elle votre regard du monde d'aujourd'hui ?
C'est un regard concret du monde. On est actuellement - je ne sais pas si c'était différent avant - dans le monde que j'ai l'impression de vivre, on est vraiment sous pression économique. Combien de gens ne peuvent pas avoir un endroit où vivre, ils ne peuvent pas quitter le domicile parental. Ils travaillent certes, mais, ne gagnent pas assez pour s'assumer. Combien de femmes ou de jeunes femmes sont seules avec leur enfants dans la mesure où le père n'est pas là ou de pères différents ? Pourquoi cette vie, cette réalité n'est pas assez portée à l'écran pour qu'on en discute, se dire les choses ? Parce que c'est à partir de la vérité qu'on arrivera à avancer. Si on nie la vérité, qu'est-ce qu'on peut faire. C'est cela qui est important. Et se dire que ces vies-là ne sont pas des vies au rabais, ce sont des vies dignes qui méritent d'être vécues. A l'intérieur de cela nous restons des êtres humains qui faisons des choix, menons des combats. A partir de ceux-là, il y a des héros.
A la Berlinale (festival de Berlin) lorsque vous avez gagné le Grand prix du jury, on a entendu "le Français Alain Gomis primé", au Sénégal, c'était plutôt "le Sénégalais Alain Gomis". Au Fespaco, on entend plus "le Franco-Sénégalais Alain Gomis". Qui êtes-vous finalement ?
Je fais partie de ces personnes de plus en plus nombreuses attachées à plusieurs endroits. Je suis très attaché au Sénégal. Pour la France, j'ai plus un rapport plutôt conflictuel y compris lorsque j'ai commencé à faire du cinéma. Le Sénégal m'a accueilli, m'a reconnu à mes tous débuts. En France, il a fallu effectivement que je gagne ce prix à Berlin pour qu'on dise sur France 24 le Français Alain Gomis. Des amis m'ont appelé pour me dire : "Ah tu es devenu français maintenant !" (rires). Cela m'a piqué aussi et je me suis dit," ah c'est maintenant que je suis Français !" Mais au fond des choses, ma position d'une personne appartenant à plusieurs cultures n'est pas d'opposer les gens, mais de les mettre en connexion. Essayer de dire ce que vous vivez là ; là-bas aussi ils vivent la même chose mais en le disant dans un autre langage et de trouver des liens pour qu'on soit ensemble. C'est une grande fierté d'appartenir à plusieurs cultures et d'être là au Fespaco et de ne pas attendre Cannes comme me le suggèrent certains. Lorsqu'en 2013, j'ai eu l'Etalon, certains disaient que la prochaine étape maintenant, c'est Cannes ; comme si c'est la panacée. C'est à nous de dire les endroits les plus importants. Pour moi, il ne fallait pas attendre Cannes, car il fallait être là au Fespaco. C'est quelque chose qu'il fallait affirmer. C'est comme quand le film est sorti en France, certains ont dit que c'est avant le Sénégal. Au Sénégal, on est en train de construire pas à pas une industrie du cinéma, c'est difficile et la sortie reste compliquée. On va la faire dès que possible. Alors qu'en France, on travaille avec des partenaires qui sont là-dessus depuis six mois. Nous ferons tout pour que la projection ait lieu au Sénégal. Mais il faut se rappeler que la première projection de Félicité a eu lieu à la Place du Souvenir de Dakar, même si c'était réservé qu'à des professionnels et à la Direction de la cinématographie.
L'aide reçue du Fopica (Fonds de promotion pour l'industrie cinématographique et audiovisuel) l'a été après la délibération des projets retenus. Votre film a été repêché ?
Je les en remercie, cela n'a pas été unanime. Car mon option pour la première session était de ne pas entrer en concurrence tout de suite avec les autres. Je ne voulais pas qu'on voit si mon projet est retenu comme, une aide pour service rendu puisque c'est grâce à la moisson du Fespaco 2013 que le fonds à été alimenté. J'attendais alors la deuxième session qui ne venait pas et avec l'instabilité politique menaçante au Congo, un retard mettrait le film en danger. Je ne voulais pas aussi le faire sans le Fopica. Pour moi, le Fopica devait être avec nous, pour une vitrine du Sénégal. J'ai posé la situation. Et grâce à l'intervention de Hugues Diaz, directeur de la cinématographie et du ministre de la Culture et de la Communication Mbagnick Ndiaye, on a eu ce soutien. Mais j'ai été surpris que certains qui étaient à nos côtés au Fespaco, nous aient tournés le dos. C'est la comédie humaine. Je n'en veux à personne, aujourd'hui on est là et je crois qu'ils sont fiers.
Votre Président Macky Sall vous a reçu la veille de votre départ pour le Fespaco à Ouagadougou, vous a-t-il fait des promesses ?
Des promesses non, nous avons discuté sur plusieurs choses. Il a évoqué un relèvement du Fopica [actuellement de 1 Milliard FCFA - environ 1,5 millions d'euros - depuis 2014], mais surtout ce qui me tenait à cœur, c'est qu'on réfléchisse à un pôle de post production. Car dans un budget de film comme Félicité, 70 % sont allés à la postproduction. Cela signifie que quand un fonds comme le Fopica donne de l'argent à un film qui ne trouve pas d'autres financements, la majeure partie va à l'étranger où il y a des infrastructures pour une postproduction. Alors que l'intérêt de ces fonds nationaux, c'est de les dépenser dans le pays, ce qui baisse le coût des films et attire les tournages de la sous-région pour la postproduction, du coup développer des coproductions et créée de l'emploi. Nous voulons que ce soit un secteur d'activité viable. On en est loin, mais je crois qu'on a été bien entendu. La volonté politique est là, après vous connaissez la difficulté entre la volonté et la réalisation des choses. Il faut que tous les acteurs soient vigilants y compris les journalistes pour rappeler les choses.
Je crois qu'il faudrait les Etats généraux du cinéma. Maintenant, il ne s'agira plus seulement de mes suggestions, mais il faut réfléchir collectivement pour continuer d'abord à évaluer ce qui a été fait et voir dans quel sens on va avancer. Mais, je ne doute pas aujourd'hui, il ne s'agit pas de se reposer sur ses lauriers, mais de mettre les boucher doubles.
Fatou Kiné SENE
Dakar, Africiné Magazine,
pour Images Francophones
en collaboration avec Africultures
Image : Arrivée du cinéaste Alain Gomis, lauréat de l'Etalon d'or au Fespaco à l'aéroport de Dakar lundi 6 mars 2017. A ses côtés Rémi Sagna (à sa droite) directeur de cabinet du ministre de la Culture et M. Birane Niang (à sa gauche) secrétaire général du ministère de la Culture, entouré par des admirateurs. Crédit photo : Assane Dia