12èmes Rencontres Cinématographiques de Béjaïa : le rendez-vous des cinémas du monde
Du 07 au 13 septembre 2014, Bejaïa a accueilli la 12ème édition des Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB) organisées par l’association Project'heurts. Entre tables rondes et projections suivies de débats, ces 12ème Rencontres ont permis de dresser la cartographie du jeune cinéma algérien et de découvrir les pépites des autres cinématographies du monde.
Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa sont nées en 2002 du pari fou de quelques amoureux du cinéma dont Abdenour Hochiche, le président de l’association Project’heurs. Au sortir des années de plomb que fut la guerre civile (décennie des années 90), il s’agissait de créer un espace de diffusion d’un certain cinéma à Béjaïa. C’était donner la possibilité au public béjaïoui de voir des films du monde entier, qu’ils soient expérimentaux ou de facture classique, de fiction ou documentaire.
L’ambition était surtout de libérer la parole des spectateurs après les projections et de permettre les échanges avec les professionnels et les spécialistes de cinéma à travers les café-cinés et les tables rondes. En somme, les RCB se veulent une photographie du cinéma du monde tel qu’il se fait en ce moment-là.
La 12ème édition n’a pas dérogé à la règle. Du balcon de la cinémathèque qui accueille les projections, l’on aperçoit en contrebas, le port et les navires qui appareillent vers des pays lointains. La cinémathèque aussi est comme un navire, car chaque film est une promesse de voyage dans l’univers d’un créateur, dans la découverte de l’Autre.
Ces films qui parlent d’Algérie…
On a eu des films qui plongeaient les spectateurs dans l’histoire algérienne. Entre autres films, il y avait Les jours d'avant de Karim Moussaoui, un court métrage de fiction sur les amours impossibles de deux adolescents sur fond de guerre civile (avec Medhi Ramdani et Souhila Mallem). On y voit comment la grande Histoire interfère sur la petite et contrarie les premières amours qui, du reste, sont le premier pas d’un jeune vers l’autre, la première ouverture vers le monde.
Le documentaire H’na Barra des réalisatrices Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriam Achour-Bouaakaz analyse le port du voile et le statut de la jeune fille dans la société algérienne. Ce très beau film restitue avec beaucoup de nuance et de justesse la question du voile et de la liberté de la jeune fille dans la société algérienne. Le documentaire aurait pu tomber dans le didactisme et le manichéisme de tels sujets. Il évite ces écueils et devient un vrai moment de cinéma où la beauté des images, les silences et les regards brossent le portrait complexe et pluriel de la jeune femme algérienne.
At(h)ome d’Elisabeth Leuvrey est aussi un documentaire percutant, tant sur la forme que sur le sujet. Il revient sur le lieu de l’expérimentation de la bombe française au Sahara et sur les manquements tant de la France que de l’Algérie sur la sécurité des populations qui vivent là. La France n’a rien dit aux populations sur les dangers d’irradiation et l’Algérie en a fait un Archipel du Goulag où elle envoie les citoyens indociles et les opposants politiques.
Enfin, on ne peut passer sous silence La Parade de Taos, le court métrage en noir et blanc de Nazim Djemaï sur les jardins publics d’Alger. Dans une société très rigoriste, ces jardins deviennent des espaces de transgression et de luxure : flirts, rencontres galantes et même de sexe. Étreintes furtives pour certains, espace de romance pour d’autres comme pour le vieux couple de sourds muets sur lequel se clôt le film.
Nazim Djemaï réussit à poétiser ce territoire de liberté, à en restituer le clair-obscur, la lumière et l’ombre, le côté effrayant et attirant. Ces jardins publics sont la tache aveugle de la pudibonderie algéroise. D’où certainement le fait qu’il est suscité beaucoup de débats, après sa projection. Des spectateurs trouvaient que ce film donne à voir une image dépréciative d’Alger la puritaine.
Ces films qui viennent du vaste monde…
Sur le reste du monde, on peut signaler le documentaire E muet de Corinne Shawi du Liban sur la jeunesse de Beyrouth. Un film sidérant par l’érotisation des figures féminines et surtout par la légèreté du sujet. Ce film évoque la difficulté des jeunes filles de Beyrouth à vivre une sexualité normale, à être fidèle en couple. C’est une jeunesse amnésique et autiste, oublieuse de la guerre, juste avide de croquer la vie à pleines dents et de vivre des amours sans lendemain. Ce film déconstruit l’image figée qui peut coller à une jeunesse ayant grandi sur la crête d’une longue guerre…
Il y a aussi Cambodia 2099 du jeune réalisateur Davy Chou, une interrogation sur les rêves et les illusions d’une jeunesse cambodgienne en prise avec un présent difficile et un futur incertain. Le film est tourné comme une pochade mais d’une grande beauté formelle et esthétique. Isadora Duncan conseillait de danser la vie. Avec Davy Chou, c’est le cinéma qui danse la vie car ici tout est chorégraphie, symphonie, fluidité. Ainsi, la circulation des amoureux sur une moto est filmée comme un ballet, comme l’opéra d’une parade nuptiale. Du grand art !
Les Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014 ont offert aux Béjaïaous (entrée gratuite aux projections) et aux invités une trentaine de films dont Mohammad sauvé des eaux de Safaa Fathy. Soutenu par le Fonds Francophone (OIF / CIRTEF), ce documentaire portraiture Mohammad, le frère de la réalisatrice. Il a vécu en Haute-Egypte, souffrant d'une insuffisance rénale grave. Le film aborde également le problème de l'industrialisation sauvage et de ses conséquences sur l'environnement. La pollution des eaux peut en effet avoir des conséquences dramatiques sur les personnes souffrant d'insuffisance rénale (le traitement par dialyse nécessite une eau extrêmement pure et disponible en grandes quantités).
Signalons aussi Tip Top de Charles Bozon. C’est une parodie de polar, déjantée, loufoque ayant des comédiens qui parlent comme des mitrailleurs Uzi. Son l’intérêt réside – au-delà de la forme – dans le choix de questionner la place de l’Arabe dans le film policier français. D’habitude figé dans la figure de petite frappe de banlieue ou de terroriste, le paradigme vacille dans Tip Top où l’Arabe occupe une place inhabituelle…
Enfin il y eût en clôture l’excellent Poussière d’empire du Vietnamien Lam Lê. Ce long métrage d’une grande puissance plastique est un patchwork du cinéma mondial, citant abondamment dans le plan Dreyer, Murnau et maints autres grands maîtres du 7ème art. À travers l’histoire d’une lettre (volée) perdue et retrouvée, c’est l’histoire du Vietnam et de sa colonisation qui se dessine. Ce film a été encensé par Serge Daney dans les Cahiers du cinéma à sa sortie en 1983. La présence du réalisateur à ces 12èmes rencontres s’explique aussi par le fait que celles-ci ont voulu rendre hommage au grand critique français, à travers deux tables rondes consacrées à l’homme et à son œuvre critique.
Serge Daney, chercheur d’Afriques ?
Quid de Daney et de l’Afrique ? Voilà une question qui a tout son sens, quand on sait que Serge Daney a peu écrit sur les cinémas africains, au regard de la somme critique qu’il laisse sur les cinémas du monde. Néanmoins, en tant que voyageur, Serge Daney a arpenté le continent. Algérie, Maroc, Égypte, Burkina Faso portent les empreintes de ses pérégrinations. Mettre Serge Daney en rapport avec les cinémas d’Afrique traduit l’éclectisme et le refus des cloisons de ces Rencontres de Béjaïa.
Il y eut donc une première table ronde avec des compagnons de route de Serge Daney et des professionnels qui l’ont connu. Elle a réuni Catherine Ruelle (ex-journaliste à RFI), Jean-Michel Frodon (universitaire et critique, ayant dirigé les Cahiers du cinéma, comme Serge Daney) et le réalisateur Lam Lê.
La seconde table ronde a réuni des journalistes et critiques de cinéma qui n’ont pas connu Daney (il est mort en 1992). Ils ont questionné leur rapport à Daney, pour savoir s’ils inscrivent dans l’héritage ou dans l’hérésie de son l’œuvre. Il y avait Olivier Hadouchi, historien de l’art, Saad Chakali, Samir Ardjoum et l’auteur de ces lignes.
De ces tables rondes, il a émergé une image de Serge Daney, ami du cinéma africain et une pratique critique qui peut aider les critiques africains à s’intéresser à tous les films, qu’ils soit d’auteurs ou pas, aux téléfilms et à toutes les Mythologies de l’image comme l’a fait si brillamment Daney.
Que retenir des Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014 ? Certainement qu’il est un des rares espaces où la cinéphilie se vit pleinement, où tous les films ont droit de cité et où la programmation judicieuse de Samir Ardjoum (Directeur Artistique) permet de mettre en dialogue les documentaires et les fictions, d’en montrer les continuités et les ruptures, les résonances et les hiatus.
Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB) sont une petite manifestation au regard du budget mais un grand moment de cinéma grâce à des bénévoles dévoués, à une proximité entre artistes et spectateurs. Il y existe surtout une parole libre, spontanée, parfois irrévérencieuse qui s’articule autour du cinéma et de la société. C’est cet esprit qui fait que les RCB sont une enclave à préserver.
Saïdou Alceny BARRY
Correspondance spéciale
Africiné / Ouaga
pour Images Francophones
Photo : Samir Ardjoum, Directeur Artistique des Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB)
Crédit : Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014
L’ambition était surtout de libérer la parole des spectateurs après les projections et de permettre les échanges avec les professionnels et les spécialistes de cinéma à travers les café-cinés et les tables rondes. En somme, les RCB se veulent une photographie du cinéma du monde tel qu’il se fait en ce moment-là.
La 12ème édition n’a pas dérogé à la règle. Du balcon de la cinémathèque qui accueille les projections, l’on aperçoit en contrebas, le port et les navires qui appareillent vers des pays lointains. La cinémathèque aussi est comme un navire, car chaque film est une promesse de voyage dans l’univers d’un créateur, dans la découverte de l’Autre.
Ces films qui parlent d’Algérie…
On a eu des films qui plongeaient les spectateurs dans l’histoire algérienne. Entre autres films, il y avait Les jours d'avant de Karim Moussaoui, un court métrage de fiction sur les amours impossibles de deux adolescents sur fond de guerre civile (avec Medhi Ramdani et Souhila Mallem). On y voit comment la grande Histoire interfère sur la petite et contrarie les premières amours qui, du reste, sont le premier pas d’un jeune vers l’autre, la première ouverture vers le monde.
Le documentaire H’na Barra des réalisatrices Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriam Achour-Bouaakaz analyse le port du voile et le statut de la jeune fille dans la société algérienne. Ce très beau film restitue avec beaucoup de nuance et de justesse la question du voile et de la liberté de la jeune fille dans la société algérienne. Le documentaire aurait pu tomber dans le didactisme et le manichéisme de tels sujets. Il évite ces écueils et devient un vrai moment de cinéma où la beauté des images, les silences et les regards brossent le portrait complexe et pluriel de la jeune femme algérienne.
At(h)ome d’Elisabeth Leuvrey est aussi un documentaire percutant, tant sur la forme que sur le sujet. Il revient sur le lieu de l’expérimentation de la bombe française au Sahara et sur les manquements tant de la France que de l’Algérie sur la sécurité des populations qui vivent là. La France n’a rien dit aux populations sur les dangers d’irradiation et l’Algérie en a fait un Archipel du Goulag où elle envoie les citoyens indociles et les opposants politiques.
Enfin, on ne peut passer sous silence La Parade de Taos, le court métrage en noir et blanc de Nazim Djemaï sur les jardins publics d’Alger. Dans une société très rigoriste, ces jardins deviennent des espaces de transgression et de luxure : flirts, rencontres galantes et même de sexe. Étreintes furtives pour certains, espace de romance pour d’autres comme pour le vieux couple de sourds muets sur lequel se clôt le film.
Nazim Djemaï réussit à poétiser ce territoire de liberté, à en restituer le clair-obscur, la lumière et l’ombre, le côté effrayant et attirant. Ces jardins publics sont la tache aveugle de la pudibonderie algéroise. D’où certainement le fait qu’il est suscité beaucoup de débats, après sa projection. Des spectateurs trouvaient que ce film donne à voir une image dépréciative d’Alger la puritaine.
Ces films qui viennent du vaste monde…
Sur le reste du monde, on peut signaler le documentaire E muet de Corinne Shawi du Liban sur la jeunesse de Beyrouth. Un film sidérant par l’érotisation des figures féminines et surtout par la légèreté du sujet. Ce film évoque la difficulté des jeunes filles de Beyrouth à vivre une sexualité normale, à être fidèle en couple. C’est une jeunesse amnésique et autiste, oublieuse de la guerre, juste avide de croquer la vie à pleines dents et de vivre des amours sans lendemain. Ce film déconstruit l’image figée qui peut coller à une jeunesse ayant grandi sur la crête d’une longue guerre…
Il y a aussi Cambodia 2099 du jeune réalisateur Davy Chou, une interrogation sur les rêves et les illusions d’une jeunesse cambodgienne en prise avec un présent difficile et un futur incertain. Le film est tourné comme une pochade mais d’une grande beauté formelle et esthétique. Isadora Duncan conseillait de danser la vie. Avec Davy Chou, c’est le cinéma qui danse la vie car ici tout est chorégraphie, symphonie, fluidité. Ainsi, la circulation des amoureux sur une moto est filmée comme un ballet, comme l’opéra d’une parade nuptiale. Du grand art !
Les Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014 ont offert aux Béjaïaous (entrée gratuite aux projections) et aux invités une trentaine de films dont Mohammad sauvé des eaux de Safaa Fathy. Soutenu par le Fonds Francophone (OIF / CIRTEF), ce documentaire portraiture Mohammad, le frère de la réalisatrice. Il a vécu en Haute-Egypte, souffrant d'une insuffisance rénale grave. Le film aborde également le problème de l'industrialisation sauvage et de ses conséquences sur l'environnement. La pollution des eaux peut en effet avoir des conséquences dramatiques sur les personnes souffrant d'insuffisance rénale (le traitement par dialyse nécessite une eau extrêmement pure et disponible en grandes quantités).
Signalons aussi Tip Top de Charles Bozon. C’est une parodie de polar, déjantée, loufoque ayant des comédiens qui parlent comme des mitrailleurs Uzi. Son l’intérêt réside – au-delà de la forme – dans le choix de questionner la place de l’Arabe dans le film policier français. D’habitude figé dans la figure de petite frappe de banlieue ou de terroriste, le paradigme vacille dans Tip Top où l’Arabe occupe une place inhabituelle…
Enfin il y eût en clôture l’excellent Poussière d’empire du Vietnamien Lam Lê. Ce long métrage d’une grande puissance plastique est un patchwork du cinéma mondial, citant abondamment dans le plan Dreyer, Murnau et maints autres grands maîtres du 7ème art. À travers l’histoire d’une lettre (volée) perdue et retrouvée, c’est l’histoire du Vietnam et de sa colonisation qui se dessine. Ce film a été encensé par Serge Daney dans les Cahiers du cinéma à sa sortie en 1983. La présence du réalisateur à ces 12èmes rencontres s’explique aussi par le fait que celles-ci ont voulu rendre hommage au grand critique français, à travers deux tables rondes consacrées à l’homme et à son œuvre critique.
Serge Daney, chercheur d’Afriques ?
Quid de Daney et de l’Afrique ? Voilà une question qui a tout son sens, quand on sait que Serge Daney a peu écrit sur les cinémas africains, au regard de la somme critique qu’il laisse sur les cinémas du monde. Néanmoins, en tant que voyageur, Serge Daney a arpenté le continent. Algérie, Maroc, Égypte, Burkina Faso portent les empreintes de ses pérégrinations. Mettre Serge Daney en rapport avec les cinémas d’Afrique traduit l’éclectisme et le refus des cloisons de ces Rencontres de Béjaïa.
Il y eut donc une première table ronde avec des compagnons de route de Serge Daney et des professionnels qui l’ont connu. Elle a réuni Catherine Ruelle (ex-journaliste à RFI), Jean-Michel Frodon (universitaire et critique, ayant dirigé les Cahiers du cinéma, comme Serge Daney) et le réalisateur Lam Lê.
La seconde table ronde a réuni des journalistes et critiques de cinéma qui n’ont pas connu Daney (il est mort en 1992). Ils ont questionné leur rapport à Daney, pour savoir s’ils inscrivent dans l’héritage ou dans l’hérésie de son l’œuvre. Il y avait Olivier Hadouchi, historien de l’art, Saad Chakali, Samir Ardjoum et l’auteur de ces lignes.
De ces tables rondes, il a émergé une image de Serge Daney, ami du cinéma africain et une pratique critique qui peut aider les critiques africains à s’intéresser à tous les films, qu’ils soit d’auteurs ou pas, aux téléfilms et à toutes les Mythologies de l’image comme l’a fait si brillamment Daney.
Que retenir des Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014 ? Certainement qu’il est un des rares espaces où la cinéphilie se vit pleinement, où tous les films ont droit de cité et où la programmation judicieuse de Samir Ardjoum (Directeur Artistique) permet de mettre en dialogue les documentaires et les fictions, d’en montrer les continuités et les ruptures, les résonances et les hiatus.
Les Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB) sont une petite manifestation au regard du budget mais un grand moment de cinéma grâce à des bénévoles dévoués, à une proximité entre artistes et spectateurs. Il y existe surtout une parole libre, spontanée, parfois irrévérencieuse qui s’articule autour du cinéma et de la société. C’est cet esprit qui fait que les RCB sont une enclave à préserver.
Saïdou Alceny BARRY
Correspondance spéciale
Africiné / Ouaga
pour Images Francophones
Photo : Samir Ardjoum, Directeur Artistique des Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB)
Crédit : Rencontres cinématographiques de Béjaia 2014